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après une vie dissipée sut mourir avec tant de calme et même d’indifférence, était-il l’auteur du Satiricon ? Rien ne force à le croire, mais tout porte à le supposer. Cet écrit dont parle Tacite, où, sous des noms inventés, il montrait à Néron qu’il connaissait le secret de ses débauches, semble bien prouver qu’il avait quelque habitude de ces compositions romanesques. Les qualités que l’historien lui attribue, surtout « cette aisance, cet abandon, cet air de simplicité, qui donnaient à ses paroles une grâce nouvelle, » sont celles qu’on remarque le plus dans le Satiricon. On peut donc dire que l’œuvre et l’homme se conviennent, et qu’il est naturel de penser, avec le plus grand nombre des critiques, que c’est bien le favori de Néron qui l’a composée.

De l’auteur arrivons à l’ouvrage. Pour le juger équitablement, il faut commencer par nous défaire des opinions de nos jours, et nous rappeler que les Romains ne demandaient pas à leurs romanciers ce que nous exigeons des nôtres. Ils étaient d’abord beaucoup moins rigoureux que nous pour la morale et la décence. Chez nous, tout le monde à peu près lit des romans, et l’on n’est pas trop surpris de les voir aux mains des gens les plus sérieux : c’est dans la société du grave La Rochefoucauld qu’est née la Princesse de Clèves. On comprend que le roman ait essayé de se rendre digne de cet accueil qu’on lui faisait en devenant honnête et moral. A Rome, on ne le traitait pas si bien, au moins dans les premiers temps, et, comme on lui témoignait peu d’estime, il lui arrivait aussi de ne se respecter guère. Il ne semblait avoir alors d’autre utilité que d’amuser un moment les désœuvrés ; or, tant que durèrent les anciennes traditions, les désœuvrés, les oisifs, passaient pour de mauvais citoyens, qui s’affranchissaient du premier de tous les devoirs, le service du pays : la vie d’un vrai Romain était si remplie d’occupations régulières et minutieuses qu’il ne devait pas avoir de temps à perdre. Ceux qui en trouvaient pour lire des romans, et qui osaient se mettre ainsi au-dessus des lois et des traditions, étaient en général des gens assez peu recommandables : aussi les romans qu’ils préféraient n’étaient-ils pas d’ordinaire les meilleurs. Il s’en trouvait de toute sorte chez les Grecs ; la philosophie elle-même et l’histoire en avaient imaginé un grand nombre d’édifians et d’instructifs[1]. Ce ne sont pas ceux qui paraissent avoir eu le plus de succès à Rome ; on y aimait mieux les récits qui racontaient des aventures d’amour. La Grèce en avait produit en ce genre de fort célèbres qu’on appelait « les fables milésiennes, » du pays où ils avaient pris naissance, sorte de narrations courtes et vives, spirituelles dans les détails, un peu voilées dans les termes, mais pleines au fond de ta-

  1. Ces romans sont énumérés et analysés dans l’Histoire du roman dans l’antiquité de M. Chassang.