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arrivons au débarcadère de la Compagnie, sur la berge occidentale de cette baie du Sud qui sépare nettement la ville proprement dite de la Karabelnaïa. En mettant pied à terre, on se trouve presque sur la place Catherine, — c’est le nom de l’impératrice qui donna la Crimée à la Russie. Sur la place Catherine prennent naissance les deux artères principales de Sébastopol, qui, après avoir cheminé presque parallèlement, vont se rejoindre à une autre place, celle du Théâtre. La rue Catherine suit le rivage de la baie ; la rue de la Mer s’éloigne de la baie pour parcourir la ville. Les autres rues de Sébastopol sont plutôt des ruelles, mal alignées, encore plus mal nivelées, qui grimpent et descendent, tournent et s’enchevêtrent sur le flanc de la colline qui porte Sébastopol. Les rues Catherine et de la Mer étaient autrefois synonymes de richesse, de magnificence architecturale. Là étaient les belles maisons, les luxueux magasins, les grands édifices. Quand les habitans de Sébastopol vous racontent ces splendeurs disparues, on peut craindre de leur part un peu d’exagération. L’imagination, le souvenir, embellissent et colorent tout ce qu’ils touchent. « Ici, dit M. Kondaraki en parlant de la place Catherine, ici se réunissait la plus brillante société ; ici retentissaient les orchestres de musiciens ; ici, sur les degrés de marbre, s’asseyaient des femmes enchanteresses ; ici resplendissaient les chefs-d’œuvre de la statuaire. Il y avait encombrement d’équipages, tandis qu’au pied de l’escalier de marbre se balançaient les coquettes gondoles dont la fantaisie variait les formes… Non loin de là s’élevait le magnifique hôtel du Club, qui pouvait rivaliser avec les plus beaux de l’Europe. Dans la rue Catherine, à pied, à cheval, en voiture, s’ébattaient les heureux enfans de cette Palmyre taurique. Les maisons en belles pierres de taille, sorties des carrières d’Inkermann, avec leurs façades sculptées, sans viser ni à la masse ni à la hauteur, séduisaient cependant tous les regards par la beauté de leur architecture, une irréprochable symétrie, par le fini du travail. Presque toutes étaient ombragées d’arbres, partout des jardins, partout des rigoles d’eau fraîche… » Pour l’habitant de l’intérieur, habitué aux maisons, aux cités de bois de la Grande-Russie, Sébastopol et les villes de la Nouvelle-Russie en général ont une beauté singulière. Elles sont en pierre ! Odessa, Kertch, Nikolaïef, excitent les mêmes enthousiasmes. C’est « l’Europe de pierre, » suivant l’expression de M. Solovief, qui se révèle ici à « l’Europe de bois. » Ce que le Moscovite admire encore à Sébastopol, et ce qui est admirable en effet, c’est la rade. La mer est toujours une nouveauté, une surprise pour qui vient de l’Oka ou de la Kama. Ce qui reste des édifices détruits justifie en partie ses regrets et ces admirations ; mais ce sont précisément les beaux quartiers qui ont le plus souffert. Ceux du peuple et du petit commerce, le Bazar par