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le dernier survivant devait mettre le feu aux poudres. « En exemple à la postérité ! » porte l’inscription. Le Sébastopol de 1854 ne s’est pas montré indigne de Kazarski. La végétation de ce jardin suspendu est souffreteuse comme celle des boulevards d’Odessa : de maigres arbrisseaux au feuillage poudreux ; mais la vue est magnifique. Le soir, il y a société dans le jardin et les salons du club ; cette année même, grâce aux jeunes officiers du camp, on a pu organiser des bals tous les dimanches. On ne peut blâmer les Sébastopolites de danser ainsi sur le volcan éteint ; pendant le siège, ils se réunissaient autour de ce même monument et écoutaient la musique militaire en dépit des bombes et des fusées à la congrève.

L’église inachevée qui domine Sébastopol et par-dessus les bastions regarde au loin dans la campagne est dédiée à saint Vladimir, prince de Kief. Sous sa coupole reposent les trois grands amiraux qui moururent pendant le siège : Kornilof, Istomine, Nakhimof. Tous trois tombèrent presqu’à la même place, sur ce bastion qui porte le nom du premier et que couronne la tour Malakof. Kornilof y eut la cuisse emportée, Istomine la tête broyée par un boulet, Nakhimof le front percé d’une balle. Ces morts tragiques comptèrent parmi les grands événemens du siège. Les trois amiraux étaient pour le marin, pour le soldat, pour l’habitant, un exemple continuel d’intrépidité ; on les voyait toujours aux endroits les plus exposés, ils affectaient de mépriser toute précaution. « On ne peut se cacher d’un boulet, » répétait encore Istomine un instant avant d’être frappé. Nakhimof s’était arrêté près d’une embrasure : une balle française vint ricocher près de lui. « Ils ne tirent pas mal, » dit-il froidement. Une seconde balle l’atteignit mortellement.

Si nous passons à la Karabelnaïa, les ruines se dressent à la fois plus désolées et plus imposantes. Là sont les débris de ces docks qui excitèrent en 1834 l’admiration du duc de Raguse, et qui ont coûté à la Russie plus de 18 millions. Pour remplir les bassins, on avait fait un canal qui allait chercher l’eau de la Tchernaïa aux sources mêmes de cette rivière, et qui comprenait dans son parcours 621 mètres de tunnel et 219 mètres d’aqueducs. La construction ne fut terminée qu’à la veille de la guerre ; naturellement la démolition commença presque aussitôt. Ces immenses bâtimens à trois étages qui dominent à la fois la baie du Sud et celle de la Karabelnaïa sont les casernes de la marine, qui pouvaient loger 6,000 hommes. Plus de toit, des fenêtres vides ; leur masse énorme les a seule préservées d’une destruction totale. Les casernes ne se trouvaient couvertes contre nos projectiles ni par le quatrième ni par le troisième bastion. Il y avait là un défaut dans la cuirasse de Sébastopol ; entre ces deux collines passait continuellement un ouragan de fer, C’est devant ces casernes que s’élève aussi haut qu’elles