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faite loyalement, que le Turc n’est pas si noir, et que les Russes ont allumé beaucoup des incendies qu’on met à notre charge. Quant à la masse, elle sent instinctivement que la guerre de Crimée sert de point de départ à cette transformation de la Russie dont on ressent les effets bienfaisans même parmi les ruines de Sébastopol. Un homme du peuple me disait en propres termes : « Après tout, nous avons des obligations aux Français ; sans cette guerre, nous aurions peut-être encore le servage. Et quelle abomination que le servage ! On vendait les gens comme des bêtes, on donnait vingt paysans pour un chien de chasse ! »

Parmi les rares constructions nouvelles de cette ville, on remarque dans la rue Catherine un gracieux édifice à l’italienne. C’est la maison du célèbre général Totleben, qui en a fait le musée militaire de Sébastopol[1]. Même en son absence, la maison est constamment ouverte aux visiteurs. Dans la cour sont exposés des mortiers, des canons de fonte, des projectiles de toute sorte, depuis les boîtes à mitraille jusqu’aux fusées à la congrève. Les salles sont ornées des portraits, photographies ou lithographies, de tous ceux qui ont contribué à la défense. On n’a oublié ni les sœurs de charité, ni les grandes dames ou actrices illustres qui se sont assises au chevet des blessés, ni les chirurgiens en renom, comme Pirogof. Kochka y figure au milieu d’un groupe de ses camarades. Les empereurs Nicolas et Alexandre II, les grands-ducs qui sont venus encourager les troupes à la veille d’Inkermann, ont les honneurs de la peinture à l’huile. Ici des modèles de vaisseaux russes ou alliés ; là, sous un globe, la casquette blanche de Nakhimof déchirée par la balle qui le tua. Sur les tables sont étalés des plans, des cartes, des albums de vues. L’un de ces derniers, d’origine française, est intitulé les Ruines de Sébastopol, et porte à la première page, comme portrait d’auteur, celui de Napoléon III. Les murailles sont tapissées de gravures, françaises, anglaises, russes, allemandes, représentant des scènes de la guerre d’Orient. On y trouve à la fois des caricatures occidentales contre l’armée russe et les gravures destinées à échauffer le patriotisme moscovite : voici dans une isba de paysans la Bénédiction du conscrit par ses vieux païens, le portrait du vétéran de 1812 qui donna l’exemple de s’enrôler dans les milices, etc. ; puis des batailles, charges de cavalerie, assauts, enlèvemens de redoutes. À voir tant de fusils braqués, tant de sabres levés, une telle animosité sur le visage des combattans, on est tout surpris de ne

  1. J’ai déjà dit que le grand-duc, fils aîné de l’empereur, s’est proposé de fonder au Kremlin de Moscou un musée de Sébastopol (voyez, dans la Revue du 1er avril, les Russes à Sébastopol). Depuis, cette idée a pris du développement, et cette collection ne sera qu’une section d’un grand musée historique et archéologique qui sera placé sous le patronage de l’héritier du trône.