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Plus comprendre ces colères, et l’on sent combien ces temps sont loin de nous, combien le monde a changé depuis 1854. Enfin une bibliothèque assez complète renferme les auteurs de toute nation qui ont écrit sur la guerre d’Orient, depuis Kinglake jusqu’au maréchal Niel, depuis les grandes études militaires de Totleben jusqu’aux souvenirs de tranchées et de bivouac dus à nos guerriers littérateurs.


II. — SUR LA RADE. — LE CÔTE NORD ET INKERMANN.

Sébastopol et la Karabelnaïa sont séparées du côté nord, qui resta jusqu’à la fin au pouvoir des Russes, par toute la largeur de la rade. Il faut se rendre au Port du Comte, embelli par Lazaref d’un magnifique perron et d’une colonnade à la grecque. Le prix du passage en barque est assez modique : l’administration a pris soin de le taxer. Le passage de la rade est en effet, comme le pain, une dépense de première nécessité : il faut songer qu’à Sébastopol il n’y a de pont ni sur la rade, ni sur la baie du Sud, et que des centaines de bourgeois, d’ouvriers, de soldats, de paysans, ont quotidiennement à faire la traversée. Pour l’étranger, il n’y a rien à voir au côté nord que le cimetière russe, à moins qu’il ne s’intéresse aux fortifications, aux casernes ou aux slobodes qu’habitent les familles d’ouvriers et de marins. Le cimetière se déploie en un polygone irrégulier sur le flanc d’un mamelon. On peut dire qu’il s’y étale, car on le voit de partout. La Russie a tenu à ne pas cacher son deuil ni ses regrets. Les gens du peuple ne parlent de cette sépulture qu’avec une remarquable expression de sérieux. Ils l’appellent le « Cimetière des cent mille hommes. » A les entendre, les Russes auraient fait des pertes bien plus terribles encore. « Songez donc, me disait l’un d’eux, cent mille hommes rien que dans un cimetière ! C’est par millions que les nôtres sont morts ! » L’arithmétique du peuple n’est point avare de zéros ; cependant il est certain que bien d’autres sont morts de leurs blessures dans les ambulances de Simphéropol, de Baktchi-Séraï, de Nikolaïef. Qui pourrait compter ceux qui périrent de froid et de faim dans les steppes de la Crimée septentrionale ? On n’a enseveli au côté nord que ceux qui succombèrent dans Sébastopol. Chaque jour, on allait chercher leurs corps au côté sud. Là, près du fort Paul, on apportait les morts de la Karabelnaïa, du bastion Malakof, du Grand-Redan ; près du fort Nicolas, ceux de la ville proprement dite, ceux du Bastion-Central, du bastion du Mât, de la Quarantaine. Ces deux points du rivage méridional étaient un funèbre rendez-vous : des chariots ou des civières amenaient les cadavres, des barcasses venaient les y prendre. Arrivés au côté nord, on les ensevelissait dans de grandes fosses