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fossé ; en s’aidant des pieds et des mains, on peut remonter sur le bord opposé. Ce fossé est encore profond malgré la chute des remblais et des gabionnades ; 3 ou 4 mètres au moins de profondeur sur 15 de largeur, dans un sol rocailleux qui a dû exercer la patience du travailleur russe. Sur le revers du fossé, en face de l’angle du bastion, on voit comme cinq ou six cavernes qui ont la hauteur d’un homme. Bien que l’entrée en soit comblée, la direction est assez bien indiquée. Comme elles semblent descendre, elles doivent être l’entrée des galeries russes, descensus Averni. En suivant le sentier qui nous mène sur le glacis, on chemine sur un sol retourné comme par une série d’éruptions volcaniques. Partout de larges trous en entonnoir, des espèces de petits cratères, sur le bord desquels branlent d’énormes blocs de granit. C’est l’effet de nos explosions : à plusieurs reprises, il a fallu briser par la poudre de grands bancs de roche qui se trouvaient sur la tête de nos mineurs. Voilà donc les entonnoirs que se disputaient les francs-tireurs russes et français, et d’où devaient s’élancer au dernier moment les colonnes d’assaut. Il n’y a pas bien longtemps encore, le relief de ce sol était plus accusé ; les entrées de mines étaient encore visibles ; les gens du peuple y pénétraient pour en arracher les planches et les madriers. Depuis lors, tout s’est tassé, affaissé, comblé sous l’action du temps et de la pluie. En creusant bien, on retrouverait quelques sections de galeries où se rouille la pelle oubliée de quelque mineur. Encore maintenant on peut étudier sur le terrain, comme sur un plan, tout le système des attaques françaises.

Non loin du quatrième bastion, sur le Champ-des-Bécasses (Koulikovo pole), un camp russe est installé. Quatre régimens d’infanterie, une brigade d’artillerie et je ne sais combien d’escadrons. Les tentes blanches sont dressées sur le sol blanchâtre, qui rappelle celui de notre camp de Châlons. Là sont les abris pour tenir au frais les tonneaux d’eau ; ici les parasols fixes où, sous peine d’insolation, s’abritent les sentinelles. Plus loin de coquettes baraques, clubs ou maisons pour les officiers. Le fantassin russe semble fort à l’aise dans son costume d’été, képi de coutil, tunique et pantalon de coutil, sans parler des inévitables bottes ; il n’étouffe pas comme le nôtre sous une tunique rembourrée. Il y avait revue ce jour-là ; les sonneries de tambour et de trompette, les hourrahs prolongés, éveillaient des échos oubliés dans les ouvrages déserts.

La visite aux cimetières français et anglais me fait faire plus ample connaissance avec la nature taurique. On dit qu’elle est verdoyante au printemps ; mais rien ne peut donner une idée de son aridité quand l’été a passé sur elle. Depuis qu’il n’y a plus à Sébastopol la société d’autrefois, on ne trouve plus de villas dans ses