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Kadykoï, Kamara et Karani, complètent la colonie : cela fait un millier d’âmes en tout, parmi lesquels se recrutait le bataillon grec licencié en 1859. Cette poignée d’Ioniens a suffi cependant à tenir en respect depuis un siècle la population indigène.

Le port de Balaklava est petit : 700 toises de long sur 100 à 120 de large ; mais les parois de rocher tombent perpendiculairement dans la baie et. lui donnent partout une telle profondeur que toute la flotte anglaise a pu s’y abriter. Les deux rochers qui forment les portes de Balaklava isolent si bien ce havre que les eaux y sont tranquilles même quand la tempête sévit au dehors ; pourtant celle du 14 novembre fut tellement effrayante, les vagues de la Mer-Noire formèrent de telles montagnes d’eau, que les navires cuirassés s’entre-choquèrent violemment dans la rade et s’infligèrent mutuellement des avaries. Un batelier grec s’offre à me conduire à ces portes, dont les massifs piliers sont à peine distans de 60 toises, Sur celui de l’est, on a écrit en grosses lettres, afin que personne n’en ignore : « Cap Balaklava. » Une fois les portes franchies, la ville disparaît. De la pleine mer, sans la maison du capitaine Manto, qui est si haut perchée, on ne soupçonnerait même pas Balaklava derrière ses rochers. La découverte de ce port par les premiers navigateurs ne dut pas se faire du premier coup. Pourtant Homère semble en parler déjà ; c’est ici qu’il placerait les géans lestrygons qui mirent à la broche les compagnons d’Ulysse. Comment ne pas reconnaître ici les lieux décrits par l’Odyssée ? N’est-ce point là ce « port superbe autour duquel règne de toutes parts une roche à pic et dont l’entrée est resserrée par deux promontoires ? N’est-ce pas ce « port à l’entrée étroite, » λιμὴν στενόστομος (limên stenostomos), dont nous parle Strabon, et dont il fait le quartier-général de la piraterie tauro-scythe ? Les traditions lestrygones, comme on le voit, ne s’étaient point perdues. La forteresse génoise, dont les ruines dominent la ville, doit être cet oppidum de Palakion (Balaklava) où le chef indigène, Scilure, et ses fils résistèrent aux troupes du grand Mithridate. Mon batelier grec me fit remarquer une grande caverne marine, qui peut bien avoir 15 toises de profondeur. C’est près de là que se brisèrent huit navires anglais qui, le 14 novembre, n’avaient pu trouver à temps l’entrée du port. Pendant longtemps, me dit-il, les gens du pays repêchèrent au pied du rocher des balles de plomb, des armes, de la quincaillerie, jusqu’à des montres. Plus loin est la Sainte-Montagne : dans une de ses grottes, au dire de mon Grec, vivait il y a bien longtemps un saint ermite. Chaque soir, il allumait une lampe pour guider les navires. Un jour, il s’en est allé, on ne sait où. Maintenant il n’y a plus d’ermite, plus de phare. « Et à quoi bon ? ajouta-t-il avec un air de tristesse. Qui est-ce qui a jamais besoin de venir à Balaklava ? » Je