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vis que l’occupation anglaise lui avait laissé un profond souvenir. Il avait peut-être combattu avec le capitaine Manto ; mais il ne tarissait pas en détails sur ce Balaklava de bois improvisé par les Anglais, sur cette masse de navires qui encombraient le port aujourd’hui désert, sur ce chemin de fer qui allait de la baie aux approches du Grand-Redan, sur ces fabriques installées par nos alliés, sur cette vie et ce bruit qui emplissaient alors la silencieuse bourgade. « Ah ! si Balaklava était en France ou en Angleterre aussi bien qu’il est en Crimée, ajoutait-il, quel port ce serait ! » Quand je lui demandai pourquoi ils avaient démoli les baraques et les maisons construites par les Anglais : « A quoi bon des maisons, répondit-il, quand il n’y a pas d’habitans ? » La ville a une école, mais on n’y enseigne que le russe ; il en résulte que ces fils de l’Archipel ne savent même pas lire le grec. En revanche, ils parlent couramment ces deux langues, sans compter un peu de turc et de tatar. De son origine, de ses ancêtres helléniques, mon homme avait une idée assez vague ; on lui avait dit que cette colonie était venue de la Grèce. Sur l’ancienne histoire du pays, il ne savait rien. Quand je lui parlai des anciens brigands, il me dit qu’en effet il y avait eu en Crimée des janissaires qui étaient de fameux pirates. Voilà tout ce qu’il avait retenu des légendes antiques ; le nom d’Homère lui était inconnu autant que celui d’Omer-Pacha lui était familier. Nous rentrons dans la ville, qui est occupée, comme les trois autres localités grecques, par un escadron des cosaques du Don. Je commence à craindre pour la pureté du sang hellénique. Il paraît que les Tatars sont assez mécontens de la nouvelle loi militaire, et qu’on a trouvé utile d’augmenter l’effectif des troupes en Crimée. Je retrouve mon isvochtchik occupé à déguster le vin du pays chez un débitant grec. En chemin, je voulus savoir si à ces Hellènes il disait vous ou simplement tu, comme il avait l’habitude de le faire avec les Tatars et les paysans russes. Il m’expliqua que le tutoiement ne convenait pas à tout le monde, que le mot vous sonnait plus agréablement à l’oreille, que le tu était bon pour des paysans, mais non pas pour les gens cultivés, et que ces Grecs étaient des gens cultivés, puisqu’ils savaient tous lire et écrire. C’est une supériorité qu’ils ont sur le pauvre Russe, qui, malgré ses années de service dans la marine et son intelligence assez éveillée, est resté absolument illettré. Cela ne l’empêcha pas un beau jour de me dire solennellement : « Si vous imprimez quelque chose sur Sébastopol, n’oubliez pas de dire que c’est Gouchtchine, ancien bosseman de tel équipage de la flotte, qui tel et tel jour de septembre vous a servi de cicérone. » L’homme qui avait ces préoccupations littéraires n’est pas capable de déchiffrer la plaque qui est clouée sur sa voiture.