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V. — KAMIESCH ET CHERSON.

Le jour suivant, nous partons pour Kamiesch. Si le Balaklava anglais excite l’admiration des Grecs, cette ville française, bâtie en quelques mois sur la plage de Crimée, disparue ensuite comme un palais enchanté des Mille et une Nuits, a vivement frappé l’imagination russe. On voit bien que dans tout niémetz (Allemand ou Occidental) il y a un diable, comme dit le proverbe moscovite. Pas un homme du peuple qui ne s’en souvienne et qui ne vous fasse l’histoire de Kamiesch ou plutôt sa légende. C’était comme une petite Moscou, vous diront-ils. Des rues toutes droites, de beaux magasins avec des dames pour servir ; un monde d’acheteurs, des Français, des Turcs, des Italiens, des Anglais ; les uniformes de je ne sais combien de nations ; des restaurans, des cafés-chantans, un théâtre qui contenait autant de monde que celui de Sébastopol. Partout les Français avaient semé des légumes, planté des arbres, créé des jardins. Dans la rade, une forêt de mâts. De la hauteur voisine, un aqueduc leur amenait de l’eau douce jusque sur le pont des vaisseaux. Et comme ils se gardaient bien ! pas moyen d’y aller voir. Tout autour, des retranchemens, des bastions, des batteries. Après la paix, quand les Russes arrivaient chez eux, on leur faisait fête : aux officiers du Champagne, aux soldats du cognac. Tout Sébastopol y allait en partie fine. Le jour où ils sont partis, ils n’ont emporté que leurs sacs. Alors on vendait le Champagne meilleur marché quele kvass. Les gens sont venus et ont pris ce qu’ils ont voulu, les toiles, les planches, les cordages. Un beau jour, plus de ville… Allons voir ce qui reste de ces merveilles.

On sort de Sébastopol entre le cinquième et le sixième bastion (celui de la Quarantaine). On voit d’abord la slobode de la Quarantaine, c’est-à-dire une rangée de douze ou quinze maisons qui ne se sont pas relevées, puis un cimetière que les Russes et les Français se sont disputé avec acharnement en avril 1855, et qui a fini par être compris dans le réseau de nos tranchées. Il est aujourd’hui restauré, et l’église semble neuve. A deux kilomètres de là, une ligne de levées de terres prolongée à perte de vue, avec parapets et fossés parfaitement conservés et que dominent, encore menaçantes, les masses de nos batteries. Ce sont les défenses de Kamiesch. Bientôt la mer se découvre, et déjà miroitent au soleil la baie des Cosaques, la baie Sablonneuse et celle de Kamiesch. A partir de ce moment, ce ne sont que maisonnettes ruinées. Je m’arrête pour considérer les assises de pierre sur lesquelles s’élevait en bois le théâtre français. Le bois a été enlevé, car il a son prix en Crimée ; la pierre a été négligée comme étant de nulle valeur. C’est