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prêtre Jean[1], le second était le grand-khan de Tartarie. On n’avait qu’une idée très vague du lieu où résidait le prêtre Jean, bien qu’on s’attendît généralement à le rencontrer en Ethiopie. Quant au prince tartare, on savait déjà par les récits de trois religieux envoyés de 1246 à 1253 pour travailler à sa conversion qu’il habitait les confins les plus reculés de l’Asie. En 1295, on vit revenir en Europe un voyageur qui avait été pendant seize ans son conseiller privé. La relation de ce « grand traverseur de voyes périlleuses, » publiée en 1307, ne pouvait manquer d’attirer l’attention des cosmographes. Marco Polo, citoyen de Venise et ancien gouverneur, pour Koubilaï-Khan, de la ville chinoise de Yang-tcheou, confirmait avec une autorité incontestable les rapports des trois missionnaires. Descendus des hauts plateaux, berceau de leur race et domaine héréditaire de leur famille, les petits-fils de Gengis-Khan avaient fondé au Cathay, — partie septentrionale de la Chine, — une dynastie mongole. De la ville de Kambalù[2], siège de leur empire, on n’atteignait pas, sans avoir voyagé vers l’occident pendant plusieurs mois, les contrées mentionnées par Ptolémée. L’extrémité orientale du continent asiatique devait donc être reportée bien au-delà des embouchures de l’Indus et du Gange. En rapprochant ces renseignemens de ceux que le moyen âge recevait journellement des marchands persans et arabes, Toscanelli se crut en droit de conclure qu’il ne restait plus à connaître qu’un tiers environ de la circonférence de la terre. Pour combler cette dernière lacune, il suffirait, pensait-il, de parcourir en ligne directe de Lisbonne à la province de Mangi, — côte méridionale de la Chine, — la distance de 1,333 lieues. Lorsque Colomb eut conçu le dessein de naviguer, non, plus au sud comme les Portugais, mais droit vers l’occident, il s’en ouvrit au savant géomètre. La réponse de Toscanelli porte l’empreinte d’une conviction profonde. « L’expédition que vous voulez entreprendre, écrit-il à Colomb, n’est pas si difficile que bien des gens s’obstinent à le croire. La traversée de l’Europe aux Indes des épices est sûre, en suivant les chemins que je vous ai désignés. Vous en seriez persuadé, si, comme moi,

  1. Il y a eu dans l’Inde et en Afrique plus d’un prêtre Jean, c’est-à-dire plus d’un prince, souverain et pontife à la fois, dont les croyances offraient quelque analogie avec celles des sectes chrétiennes qui s’étaient séparées de l’église catholique. Ce mythe tient une grande place dans l’histoire du moyen Age, une plus grande encore dans l’histoire de la navigation, dont il stimula les entreprises. On ne peut dire qu’il ait été tout à fait dépourvu de fondement. Le monarque existait. Marco Polo l’avait supprimé dans l’Inde en le faisant succomber sous les cours de Gengis-Khan ; les Portugais crurent le reconnaître en Afrique sous les traits du négous d’Abyssinie. Il n’y avait de fabuleux que sa prétendue puissance et ses richesses.
  2. La ville du khan, aujourd’hui Pékin.