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se résoudre à mettre les pillages de Drake sous séquestre. Au bout de quelques mois, la satisfaction donnée à Philippe II fut jugée suffisante ; la reine Elisabeth avait pris son parti. Le 4 avril 1581, elle vint dîner à bord de la Biche d’or, mouillée en ce moment dans le port de Deptford. Le soir même, Drake, mettant un genou en terre, recevait de ses mains royales l’ordre de la chevalerie. Le fils de l’honnête marin de Tavistock s’appellera désormais sir Francis Drake. Hawkins et Forbisher ne gagneront leurs éperons que sept ans plus tard ; ils les trouveront sur le champ de bataille du 26 juillet 1588.

Le moment approche où l’astre de la Péninsule va pâlir, mais quel éclat cet astre vient de jeter ! Je n’aurai plus guère à m’occuper que de son déclin. Quand la mort du roi Sébastien aura confondu deux fortunes qui étaient restées jusque-là distinctes, les ennemis du nord auront plus beau jeu pour les abattre à la fois d’un seul coup. Un autre esprit ne tardera pas à prévaloir dans le monde. De la bataille de Las Navas de Tolosa à la bataille d’Alcazar-Quivir, il s’est écoulé moins de quatre cents ans. Ces quatre siècles ont vu ce que l’humanité a connu de plus grand : des chevaliers et des navigateurs comme nous n’en reverrons plus.


IV

L’esprit des croisades persistait encore dans la Péninsule, que depuis longtemps déjà il s’était complètement éteint dans le reste de l’Europe. La foi ardente, le besoin de prosélytisme, s’y nourrissaient de l’irritation et, jusqu’à un certain point, des craintes qu’inspirait aux populations de l’Andalousie et des Algarves la domination menaçante assise sur la rive africaine du détroit de Gibraltar. Le petit-fils du roi Jean III et le fils de Charles-Quint avaient pris possession presqu’à la même époque de leur héritage, l’un en 1557, l’autre en 1559. La fortune du Portugal commençait à fléchir dans les Indes, la glorieuse administration de dom Jean de Castro en avait marqué l’apogée ; celle de l’Espagne grandissait au contraire à vue d’œil dans le Nouveau-Monde. La force vive de cette monarchie ne consistait pas dans l’immense étendue des états qui la composaient, elle résidait surtout dans les 7 millions d’Espagnols qui gardaient fidèlement l’enthousiasme religieux et l’esprit chevaleresque des anciens jours. Ces Espagnols n’avaient pas moins en horreur l’hérésie que les Maures ; ils trouvèrent dans le roi Philippe II un souverain dont l’âme se mit sans peine d’accord avec les sentimens dominans de ses sujets, il est facile de blâmer les souverains qui répriment ; l’histoire est-elle plus indulgente pour ceux qui cèdent ? Je crains bien qu’en réalité elle ne garde ses faveurs pour ceux qui