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cupidités mondaines, soit aux passions fanatiques ! On a employé d’abord cette pénalité pour réprimer les violens, on prétend bientôt s’en servir pour dominer la terre. On donne des ordres aux sergens du roi, on veut que les sergens du roi deviennent les exécuteurs de la sentence épiscopale ; si l’excommunication, avec toutes les conséquences qu’elle entraîne, n’est pas menée à bout par les sergens du roi, on dit que le roi perd la chrétienté.

Tel est le reproche qui fut adressé à saint Louis. Saint Louis perdait la chrétienté ! L’évêque Guy d’Auxerre le lui notifia un jour au nom de tous les prélats du royaume : « Sire, ces archevêques et évêques qui sont ici m’ont chargé de vous dire que la chrétienté déchoit et fond entre vos mains, et décherra encore plus, si vous n’y mettez ordre, parce que nul aujourd’hui ne craint les excommunications. Ainsi nous requérons, sire, que vous commandiez à vos baillis et à vos sergens qu’ils contraignent les excommuniés d’un an et un jour à faire satisfaction à l’église. » Le roi ayant demandé que la sentence lui fût d’abord communiquée, afin qu’il pût savoir « si elle était droiturière ou non, » les évêques, après s’être consultés, répondirent qu’ils ne communiqueraient pas la sentence en ce qui afférait à la religion. « Moi donc, reprit le roi, je ne donnerai pas ordre à mes sergens et baillis de poursuivre ceux que vous excommuniez, car, si je le faisais, je ferais contre Dieu et contre droit. » M. Albert Du Boys, qui signale avec raison cette mémorable scène, y voit le premier exemple d’une distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. La merveille en cette affaire, c’est qu’un tel progrès ait été introduit par saint Louis. Et comment saint Louis a-t-il osé franchir ce pas devant lequel tant d’autres eussent reculé ? Est-ce une théorie préconçue qui l’inspira ? Non ; ce fut, dit M. Du Boys, ce sens pratique des affaires qu’il possédait à un degré si haut, cette vue si claire du juste et de l’injuste « qui semblait être pour lui comme un reflet de la sagesse divine. »

Ainsi, de la justice barbare à la justice féodale, de la justice féodale à la justice ecclésiastique, de la justice ecclésiastique à la justice royale, il y a un progrès qui ne s’arrête pas, et des choses même que réprouve aujourd’hui un sentiment unanime ont pu être à leur date un bienfait public. C’est désormais une vérité banale que pour être équitable envers le passé il faut, par la science et l’imagination, s’efforcer de vivre de sa vie. L’étude des détails est pleine de révélations. Par exemple, quel usage plus barbare que celui du duel judiciaire ? On sait gré à saint Louis, à Philippe le Bel, d’avoir porté les premiers coups à cette institution, de l’avoir réglée, c’est-à-dire restreinte, et par là d’avoir préparé les esprits à l’abolition complète d’une procédure inique. Eh bien ! chose curieuse, le duel