Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/525

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tiflis. En général, chaque station se double d’un restaurant. J’ai eu la curiosité d’entrer dans un de ces « buffets. » Un garçon aux soies hérissées distribuait libéralement aux voyageurs une soupe substantielle où baignaient d’imposans quartiers de viande. Les convives, en gens avisés qui ne veulent rien laisser perdre, remettaient religieusement dans la soupière les os qui encombraient leurs assiettes.

A l’approche des montagnes, notre train subit une réduction notable. Les voyageurs, peu nombreux d’ailleurs, sont parqués dans deux ou trois wagons. Une puissante locomotive attelée à ce maigre convoi s’ébranle lourdement sur les rails couverts de neige. Point de tunnels, la ligne suit les sinuosités des vallées ; des courbes savamment ménagées atténuent du reste la raideur des pentes. La quantité de neige qui tombe incessamment des montagnes rend l’entretien de la voie très onéreux en hiver. A la fin de février, on évaluait à 300 ou 400 roubles la dépense quotidienne nécessitée par le déblaiement des rails. Il est vrai que la saison était exceptionnellement rude. A Tiflis, où l’hiver passe pour très clément, nous allions trouver deux pieds de neige dans les rues.

Le voyageur qui jugerait de l’importance de Tiflis par le hangar en planches qui sert de débarcadère ne se douterait guère qu’il entre dans une capitale de 100,000 âmes. il est difficile de rêver quelque chose de plus primitif. La ville est à une assez grande disstance, perdue au fond d’un entonnoir formé par les montagnes et coupée en deux par la Koura. Vu des collines environnantes, l’ensemble ne manque pas de pittoresque. Le fleuve s’engouffre et disparaît entre deux rives escarpées comme des murailles. Bâties sur le roc, qu’elles surplombent et que les eaux minent depuis des siècles, les maisons avoisinantes semblent pour la plupart ne tenir en place que par un miracle d’habitude.

Tiflis est une ville hybride où les élémens les plus divers se mêlent sans se combiner. La civilisation et la barbarie y vivent côte à côte et font bon ménage. L’Europe et l’Asie n’y sont séparées que par un mur mitoyen ; mais l’Europe empiète tous les jours : à la longue, elle finira par exproprier sa voisine. Elle a déjà conquis un boulevard, des magasins, des hôtels. Le commerce français a depuis longtemps reçu ses lettres de naturalisation à Tiflis. L’article de Paris commence à y faire une sérieuse concurrence aux produits du bazar. Les nouveautés, les modes, la mercerie, les vins, y sont largement représentés et paraissent faire d’excellentes affaires.

Tiflis possède deux grands hôtels : l’Hôtel de l’Europe et l’Hôtel du Caucase, tous deux dirigés par des Français. Dans le premier, où j’ai passé toute une semaine, la cuisine laisse peu de chose à désirer ; les propriétaires sont obligeans, les prix relativement honnêtes pour le Caucase. Comme dans tous les hôtels d’Asie, le service est la