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des soldats sous les armes, et forment autant de sentinelles avancées, destinées à guider le voyageur.

De temps en temps, un point noir apparaît à l’horizon. Le point se rapproche et grandit, et la silhouette d’un cavalier tatar se dessine sur la route. Enveloppé dans sa peau de mouton, la tête encapuchonnée dans son bachlick, son long fusil lui battant le dos à chaque secousse, il trottine silencieusement à demi couché et comme endormi sur sa monture. A. peine s’il daigne s’éveiller pour jeter en passant un regard de côté vers notre attelage ; puis la scène redevient déserte, le paysage reprend sa monotonie. Cependant nous filons grand train ; en deux heures, nous avons franchi la distance qui nous sépare du premier relai. A l’approche de la station, l’iamstchik redouble de coups de fouet, et, fidèle au principe qui veut qu’en tout pays un postillon « soigne son entrée » au risque de verser les voyageurs, il nous amène ventre à terre devant le perron.

Une cour où sont entassées pêle-mêle une demi-douzaine de voitures, un corps d’habitation tenant le milieu entre la ferme et l’auberge, l’écurie d’un côté, la chambre des voyageurs de l’autre, un ameublement de corps de garde, — deux escabeaux de bois, une table et un lit de camp, — le tout confié à la surveillance d’une casquette galonnée, telle est l’image fidèle d’une station, au Caucase. Parfois quelques maisons, noyau d’un village futur, se groupent à l’entour ; d’ordinaire la solitude est complète. Le voyageur est tenu d’apporter ses provisions avec lui sous peine de s’exposer à mourir de faim. La station ne lui fournit que le samovar et l’eau pour faire son thé. On sait le rôle capital du samovar dans un ménage russe. A. lui seul, il compose à peu près toute la batterie de cuisine des pauvres gens. C’est par litres, presque par tonneaux, qu’il faut évaluer la quantité d’eau bouillante journellement absorbée, sous prétexte de thé, par un paysan du Caucase. Si la feuille importée de Chine y joue d’ordinaire un rôle très effacé, le sucre, en raison de sa cherté, n’y apparaît guère que pour le plaisir des yeux. Le même morceau, après s’être promené de tasse en tasse ou même de bouche en bouche, finit par revenir au chef de famille. Dieu merci, nous n’en fûmes jamais réduits à cette extrémité.

Pendant que je faisais l’inventaire des ressources de la station, mes compagnons mettaient le temps à profit. L’iamstchik avait dételé la troïka. Des chevaux frais remplaçaient nos bêtes fatiguées, et quelques minutes après nous repartions au galop ; 15 ou 20 verstes plus loin, la même cérémonie recommençait sans la moindre variante au programme. Il en devait être ainsi jusqu’à Bakou.