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courir la poste à travers ces plaines sans limites, où des stations uniformes se succédaient avec une énervante monotonie comme des pions sur un damier, m’est resté dans l’esprit à l’état de cauchemar. La nuit était venue depuis longtemps, apportant avec elle une bise glaciale qui nous faisait grelotter sous nos pelisses ; nous allions toujours. Quand nous entrâmes à Élisabethpol, la ville entière dormait, et les formidables poings du Bulgare, tombant comme un marteau sur la porte de l’auberge, purent seuls avoir raison du sommeil de l’hôtelier. Nous comptions repartir de grand matin. Un télégramme arrivé pendant la nuit vint bouleverser mes plans. Mes deux marchands de bois étaient rappelés à Tiflis par la mort d’un de leurs associés. Ce contre-temps, en m’obligeant à chercher d’autres compagnons de voyage, allait me permettre de visiter la ville à loisir.


IV

Élisabethpol fait l’effet d’une oasis au milieu de ce désert de neige et de boue qui en hiver s’étend presque sans interruption de Tiflis à Bakou. Des arbres magnifiques, entassés à profusion dans les jardins et jusque dans les rues, témoignent d’une végétation qui forme un contraste saisissant avec la nudité des plaines environnantes. Ce qui frappe au premier coup d’œil, c’est l’aspect tout oriental de cette ville, que la Russie a vainement débaptisée sans pouvoir lui ôter son cachet primitif. Deux grands minarets, d’où le muezzin appelle trois fois par jour les fidèles à la prière, élèvent fièrement vers le ciel leurs tourelles amincies comme pour avertir le passant qu’autour de lui l’islamisme continue à dicter sa loi. L’élément russe n’est guère représenté que par les casquettes galonnées des employés du gouvernement. Les Tatars et les armemens dominent ; presque toute la richesse commerciale est concentrée entre leurs mains. La race persane ne s’est pas relevée du coup qui l’a dépossédée de l’empire du pays. C’est dans ses rangs que se recrute principalement le personnel des domestiques et des portefaix.

Les rues offrent d’ailleurs un singulier mélange de types et de costumes. Avant tout, c’est la coiffure qui décide des nationalités. Le Persan se reconnaît à son long bonnet d’agneau légèrement déprimé d’un côté, l’Arménien à sa casquette noire, insuffisante, malgré sa large visière, à dissimuler la proéminence exagérée de son angle facial. Le Tatar enfouit son chef sous un énorme champignon de laine frisée. Plus loin, un turban blanc émerge de la foule : c’est un dévot qui a fait le pèlerinage de La Mecque et qui porte sur sa tête son brevet de sainteté. Quelques jolis costumes çà et là, celui-ci