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ce qui fait que les partis politiques sérieux ne sont jamais sûrs de le retrouver dans les mêmes sentimens, même à de courts intervalles. On a dit, ce nous semble, trop de bien et trop de mal du suffrage universel. Tandis qu’une certaine école démocratique le célèbre comme l’institution par excellence du droit, de la liberté, du progrès, nombre de conservateurs affolés le décrient et le maudissent comme le plus sûr instrument de despotisme et le plus puissant agent de la ruine du pays. Il ne mérite, selon nous,

Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.


Le suffrage universel, très mobile dans ses impressions et ses allures, se jette volontiers dans les partis contraires, sans tenir compte des nuances qu’il ne comprend pas, ni des tempéramens qu’il ne goûte pas, nommant tour à tour conservateurs et radicaux, monarchistes et républicains, libéraux et cléricaux, sans savoir bien ce qu’il fait. Ce ne sont pas les instincts de fausse égalité, les sentimens de démocratie envieuse et avide qu’on lui prête qui nous font peur ; c’est son ignorance et son irréflexion. Ce qui nous frappe dans les choix qu’il fait, ce n’est pas qu’il choisisse toujours mal, c’est qu’il choisit sans bien savoir ce qu’il fait. Son vote, bon ou mauvais, est rarement raisonné. Voyez l’histoire du suffrage universel dans ses jours de liberté, sans parler des temps où il se laissait mener au scrutin comme un troupeau sous la garde de ses maîtres. En 1848, quelques mois après l’élection d’une assemblée républicaine, il élit Louis-Napoléon député, puis président de la république. C’est, nous dit-on par parenthèse, qu’après les terribles journées de juin il ne voulait plus de république. Notre avis est qu’en faisant ce choix il votait bien plus sous l’impression d’une légende que par une raison politique quelconque. Il n’y a que les habiles de tous les partis qui voyaient toute la portée d’un tel vote. Quand il a élu en 1871 l’assemblée actuelle, savait-il nommer tant de légitimistes et de cléricaux ? Pas le moins du monde. Il ne votait que pour la fin de la guerre et de la dictature. Et dans les élections partielles qui se font depuis trois ans, croit-on que le suffrage universel ait eu toujours la conscience bien nette de ce qu’il faisait en nommant des radicaux ? Nous en doutons fort pour nombre d’élections. Ce sont les partis qui, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, s’entendent à merveille à profiter, pour le succès de leur politique, de ses entraînemens naïfs et irréfléchis. Et une preuve entre mille de ce que nous disons, c’est que le pays semble en ce moment tout ébahi d’avoir nommé tant de fervens amis du clergé et du comte de Chambord.