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quelle était pour lui la meilleure manière de servir ses contemporains afin de se conformer aux ordres d’en haut. Il y a bien des façons de comprendre son devoir avec des intentions élevées et pures. les uns s’occupent de l’humanité sans penser à Dieu ; les autres vivent tout en Dieu sans s’inquiéter des hommes. Les uns sont des disciples du XVIIIe siècle, ardens, généreux, pleins du sentiment de la communauté sociale, toujours prêts à la défense du faible et de l’opprimé ; les autres sont de belles âmes révoltées contre un siècle qui servait l’humanité tout en la blessant, comme dit Montesquieu, à l’endroit le plus tendre. De là une scission funeste ou plutôt une contradiction fondamentale qui pèse sur la société de nos jours : d’un côté, le zèle le plus actif pour tout ce qui intéresse le bien-être des classes les moins favorisées, mais un zèle terrestre, pour ainsi dire, et indifférent aux conditions morales du progrès qu’il poursuit ; de l’autre, un sentiment très pieux des devoirs individuels, d’aumône et de charité, avec l’ignorance ou le dédain des obligations imposées à la communauté tout entière. L’honneur de M. Augustin Cochin est d’avoir senti si vivement dès sa première jeunesse que la religion chrétienne ne pouvait rester étrangère aux grandes questions sociales. Nous vivons dans une société démocratique ; laisser croire que le christianisme est la religion de l’aristocratie, abandonner aux systèmes qui se passent de Dieu la recherche des améliorations possibles dans l’ordre économique, c’est le tort le plus grave qu’on puisse faire à la religion, comme c’est la plus étrange insulte à l’histoire. Par quelle perversion de la logique pouvait-on soutenir que le Dieu de la crèche et de la croix avait cessé d’être le Dieu des misérables ? M. Cochin, héritier d’une race d’hommes qui s’étaient toujours consacrés au service des humbles, devait être plus particulièrement blessé de cet immense malentendu ; il comprit le rôle que lui assignait sa destinée. Les devoirs changent de siècle en siècle suivant le milieu où la Providence nous fait naître ; il connut son devoir, il sentit sa vocation. Quem te Deus esse jussit.

C’est de vingt à trente ans, en général, que l’homme fixe ses sentimens, détermine ses idées, sauf à leur donner par la suite plus de précision et en même temps plus d’ampleur. On peut dire qu’en ce premier travail l’avenir de chacun de nous se prépare, et que sa physionomie morale se dessine. M. Cochin atteignit sa vingtième année en 1843, à un moment où la presse qui se prétendait religieuse jetait d’odieux défis à la société moderne, semant partout le découragement ou la haine. Ame douce et discrète, malgré sa flamme intérieure, il n’était pas fait pour les besognes périlleuses de la polémique. Au lieu de contredire les étranges docteurs qui s’appliquaient à rendre le christianisme incompatible avec les principes et