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dernier mot de leurs combinaisons, et, lorsqu’ils étaient séparés, ils s’écrivaient sans cesse. Ce n’était plus entre eux l’amitié fraternelle des premiers jours ; ils se traitaient dans leur familiarité comme un mari et une femme, se promettant bien les sacremens de l’église, sans lesquels le reste, selon Mme de Sabran, est a une œuvre du démon qui nous met en enfer en ce monde — et dans l’autre, à ce que dit saint Augustin. »

Ils s’aimaient d’une affection tendre et dévouée, soit, direz-vous ; mais le chevalier de Boufflers était libre, Mme de Sabran était libre aussi. Rien ne les séparait ; par la naissance, par le rang, par la distinction, comme par toutes les relations, ils étaient faits l’un pour l’autre. Pourquoi ne se mariaient-ils pas tout simplement ? Pourquoi au contraire M. de Boufflers briguait-il tout à coup au plus vif de cette liaison un commandement lointain, ce gouvernement du Sénégal qu’il obtenait en effet vers 1785, qui allait le séparer pour plusieurs années de la personne à laquelle il était le plus attaché ? C’est là le secret qu’on ne soupçonnait guère alors, qui est un témoignage de plus de ce qu’il y avait parfois de sérieux, de chevaleresque, dans ces âmes en apparence légères. Boufflers, qui avait eu des bénéfices comme abbé, qui avait pu les garder tant qu’il était chevalier de Malte, les perdait en se mariant. Avant de s’unir à Mme de Sabran, qui était dans une noble aisance, il voulait, par une délicatesse supérieure, faire par lui-même sa fortune, s’élever dans la considération du monde ; il voulait aller acquérir de l’honneur, se montrer digne de celle qu’il aimait en lui offrant l’occasion d’avouer tout haut, « à la vue du ciel et de la terre, » l’amour dont elle faisait jusque-là un mystère.

Voilà ce qu’il lui disait à elle-même après son départ, qui avait été un déchirement pour lui comme pour Mme de Sabran. « Voilà, mon enfant, des idées bien consolantes, lui écrivait-il de la première étape de son voyage. Elles te paraîtront sans doute bien vaines ; mais elles naissent bien plus de mon amour que de mon orgueil. Ma gloire, si j’en acquiers jamais, sera ma dot et ta parure, et c’est là ce qui m’y attache. Si j’étais joli, si j’étais jeune, si j’étais riche, si je pouvais t’offrir tout ce qui rend les femmes heureuses à leurs yeux et aux yeux des autres, il y a longtemps que nous porterions le même nom ; mais il n’y a qu’un peu d’honneur et de considération qui puisse faire oublier mon âge et ma pauvreté, et m’embellir aux yeux de tout ce qui nous verra comme ta tendresse m’embellit à tes yeux. Pardonne-moi donc, trop chère enfant ; excuse-moi et même approuve-moi. » Mme de Sabran se désolait de ce qu’elle appelait l’ambition désordonnée du chevalier, de cette longue séparation ; au fond, elle avait peut-être l’orgueil