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mort, qui s’amuse quelquefois à déjouer les plus habiles, ne l’arrête en chemin… »

Gracieuse historienne de ce beau monde, Mme de Sabran ne néglige rien. Tantôt elle parle gaîment des fredaines du vicomte de Ségur allant jouer lui-même chez Mlle Contat à Auteuil un vaudeville, le Parti le plus gai, — « celui qu’il prend toujours, » — et entraînant une foule de dames de haut vol dans la plus scabreuse aventure ; tantôt elle fait le récit d’une visite au Jardin du roi, chez M. de Buffon ; elle est encore tout émue du chagrin et du deuil de l’illustre vieillard, qu’elle a trouvé frappé au cœur par le récent éclat des aventures de sa belle-fille avec M. le duc d’Orléans. « J’aurais voulu, dit-elle, avoir assez d’esprit pour t’écrire cette histoire avec toute la chaleur et l’énergie que M. de Buffon a mises à la raconter ; il m’a attendrie jusqu’aux larmes, et je suis sûre qu’il t’aurait fait le même effet, car tu as parfois le cœur assez bon ; le malheur est que tu ne l’écoutés pas toujours… » Ce n’est pas seulement le monde que Mme de Sabran peint dans ce journal de ses impressions ; elle a le plus vif instinct de la réalité, de la campagne, de la nature, qu’elle sent et qu’elle aime ; tout parle à son imagination, sans cesse en éveil dans ses courses, dans ses voyages. Qu’elle aille au fond de la province, à Pouilly, voir des parens, elle dit aussitôt : « Pouilly est un endroit charmant, précisément comme je voudrais avoir une terre, sur le bord de la Meuse, — entouré de vallons rians, de petits villages, de petits bois bien plantés et de prairies couvertes de bestiaux. Dès le matin, on entend le chant des bergers, on voit les petites bergères avec la quenouille et le fuseau : tous ont l’air heureux et content. Des ruisseaux de lait abreuvent les enfans, et partout on voit régner la paix et l’abondance. Que l’homme est fou d’aller chercher si loin des biens imaginaires aux dépens de ces biens réels que la nature lui prodigue ! » Un jour elle arrive en pleines Vosges avec sa fille Delphine et son « petit gendre, » M. de Custine. Elle s’arrête à Saint-Maurice, dans une auberge où l’on mange d’excellentes truites. Il ne s’agit de rien moins que de partir la nuit pour aller voir le lever du jour au sommet du ballon d’Alsace et de monter bravement à pied. Elle ne s’en effraie pas, car dans ce genre de parties, dit-elle, elle a « toujours des forces surnaturelles, surtout quand c’est pour s’aller perdre dans les nues et s’éloigner pour quelques instans de cette vilaine petite terre eu tant de choses la chagrinent. » Elle part donc avec son jeune monde, et au retour, sans plus de retard, elle prend la plume.