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consentement de son ami ; « ne le fais pas trop attendre, ajoute-t-elle, car une attaque d’apoplexie pourrait bien venir troubler la fête : le pauvre bonhomme y est sujet, et l’amour est très malsain dans ces circonstances. Voilà une belle occasion pour te débarrasser de moi. » C’est une pointe de belle humeur aux temps heureux. Quand le grand voyage est venu, c’est une agitation, une inquiétude de tous les instans. Cette gracieuse et orageuse nature ne se lasse pas de souffrir, d’aimer, d’espérer ou se décourager. Elle ne peut se résigner à cet éloignement, qui est sa perpétuelle obsession, dont rien ne peut la distraire dans les diversions d’une existence brillante, même dans ces jardins de Montreuil où elle va s’égarer avec la société de la comtesse Diane. « Chacun errait çà et là pour son compte, dit-elle, et moi j’y étais pour le tien. Je te voyais, je te parlais, je me rappelais dans l’amertume de mon âme tant de pareilles soirées que nous avons passées ensemble à Aix-la-Chapelle ou ailleurs, et je songeais, prête à en mourir de regret, que ces momens délicieux étaient passés pour toujours, oui, pour toujours, mon enfant ! Telles choses qui arrivent et telles choses que tu fasses, tu ne peux arrêter la marche du temps… Ma vie est finie, tu l’as terminée le 22 novembre 1785 ; ton ambition a tout détruit, amour, bonheur, espérance… »

En est-elle bien sûre ? croit-elle ce qu’elle dit ? Une lettre du Sénégal suffit pour dissiper tous les orages intimes, pour que le chevalier soit le plus aimable et le plus aimé des hommes, — de même qu’un retard suffit pour que l’absence fasse de nouveau sentir son aiguillon, pour que les « minutes deviennent des heures, et les heures des siècles. » Ces organisations singulières semblent livrées tout entières à l’égoïsme d’une passion exclusive, personnelle, et en définitive celle qui parle ainsi a la préoccupation généreuse des épreuves d’un ami dans une mission lointaine, peut-être meurtrière. Elle se dit que son courage et sa force le soutiendront, mais ne l’empêcheront pas de souffrir, et « ce sont tes souffrances, ajoute-t-elle, que je ne saurais supporter. » Un des tourmens de Mme de Sabran, c’est aussi d’être obligée de se cacher, de se contraindre, car elle n’est pas de celles qui courent après un Richelieu ou un Lauzun, elle a toutes les délicatesses d’une femme bien née dans un attachement sérieux. Nouveau supplice pour elle, — quand le chevalier part et même quand il revient. « J’ai éprouvé, dit-elle, une si grande révolution ce matin à la nouvelle de ton arrivée, mon pauvre cher mari, que je n’en suis pas encore remise, et je suis vraiment inquiète de ce que je deviendrai en te voyant… Que ta sœur (Mme de Boisgelin) est heureuse ! Elle peut aller au-devant de toi, témoigner sa joie et ne plus te quitter, quand ta malheureuse