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eux-mêmes l’assemblée constituante de France. C’était la révolution, le trouble, l’orage venant traverser encore une fois l’aimable liaison sans l’interrompre. Boufflers, député, homme politique, après avoir été abbé, militaire, poète et petit-maître, Boufflers était de cette noblesse qui ouvrait son esprit aux idées nouvelles, qui s’associait à tous ces actes d’émancipation libérale et de transformation sociale par lesquels l’assemblée constituante attestait sa puissance. Mme de Sabran ne partageait pas trop cet enthousiasme ; elle se sentait singulièrement troublée pour son ami, pour son jeune gendre, le comte de Custine, mêlé lui-même au mouvement, et dans une série de lettres qui ne sont pas publiées aujourd’hui elle laissait éclater ses impressions, elle écrivait au chevalier : « Tu sais qu’au milieu de tout cela ma première affaire est de te voir. T’aimer est toute mon existence, te voir est tout mon plaisir. D’après cela, tu ne peux pas te dispenser de m’aimer beaucoup et de me voir sans cesse. » Un autre jour, « la grande affaire de la constitution te fait perdre tout à fait de vue ta bonne femme, mon enfant ; c’est une rivale d’un nouveau genre que je n’aurais jamais soupçonnée… » A mesure que la crise s’aggrave et que les passions populaires se déchaînent, ses inquiétudes s’accroissent, elle a les pressentimens les plus sombres, et des Vosges, où elle se trouve encore une fois, elle écrit au chevalier : « Tu commences donc à t’apercevoir que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et à te douter qu’il y a des monstres dans les villes comme dans les forêts… Tout ce qu’on a vu dans les temps barbares n’approchera jamais de ce que nous sommes destinés à éprouver. Les freins qui devaient contenir la multitude sont brisés ; maintenant elle profitera de la liberté dont on veut la faire jouir pour nous égorger tous. Je frémis en pensant que tu es dans ce gouffre. Adieu, mon pauvre pigeon dépareillé, l’absence est le plus grand des maux. »

Boufflers lui-même commençait à être désenchanté, et bientôt la tempête, chaque jour plus violente après la première assemblée, jetait tout ce monde dans l’émigration, Mme de Sabran, l’évêque de Laon, le chevalier lui-même. Ils firent leur première station de l’exil chez le prince Henri de Prusse, qui les accueillit au château de Rheinsberg, leur offrant une familière hospitalité, et après quelque temps Boufflers reçut en don du roi de Prusse lui-même un petit domaine sur la frontière de Pologne, modeste retraite où il aurait pu vivre, si l’économie avait été une de ses vertus. C’est pendant ces années d’exil, souvent éprouvées par la gêne et par la tristesse, que le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran finirent par se marier, assistant de loin aux sanglantes convulsions d’où la France allait sortir victorieuse et apaisée.