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être, marche toujours sous la double menace de l’incendie et de la faillite. Je ne parle pas de la flétrissure qu’infligerait à ce monument olympien le second de ces fléaux, moins à redouter d’ailleurs, mais l’incendie ! Comment ne pas trembler pour cet amas de richesses lorsque l’expérience nous apprend que tous les soixante ans l’Opéra brûle ? Vous nous dites : C’est construit de pierre et de fer. La pierre brûle, voyez les Tuileries, l’Hôtel de Ville et le Conseil d’état. Quant au fer, il n’empêche rien, voyez le Théâtre-Lyrique ; s’il ne flambe pas, il rougit et par là s’oppose à tout sauvetage, — demandez aux pompiers ce qu’ils en pensent, et s’ils courraient sur l’embrasement d’un toit de fer comme ils courent sur des poutres fumantes ? Parler de 50 millions n’est point trop pour dire ce que finalement aura coûté ce nouvel Opéra ; il a fallu tout créer, jusqu’au sol, miné par l’infiltration des eaux, bâtir sur pilotis, comme à Venise, comme à Saint-Marc, dont, à l’extérieur, cet énorme fouillis de constructions vous rappelle de loin l’architecture.

Aujourd’hui que la maison est prête, il s’agit de l’ouvrir et d’en faire noblement les honneurs, urbi et orbi. Un homme avait dès longtemps rêvé de présider à ces pompes d’inauguration ; c’était M. Perrin. Sa vieille expérience, ses relations, sa fortune, tout, jusqu’à son nom expliquait, justifiait peut-être cette ambition. La postérité sait que jadis sous Louis XIV un abbé Périn fut le premier directeur de l’Opéra ; pourquoi son homonyme, à la faveur d’une date illustre, n’arriverait-il pas à se faufiler également dans l’histoire ? Eh bien ! voyez l’ironie du destin et peut-être aussi sa justice, cette gloire échoit à qui ne s’est point agité pour l’avoir, et parce que l’équité comme l’honnêteté veulent en fin de compte que celui-là qui fut à la peine soit à la fête. Il y a quelques mois, quand le bruit se répandit qu’on devait ouvrir par l’Hamlet de M. Thomas, nous fûmes les premiers ici à nous élever contre une prétention ridicule et presque outrageante pour les vrais maîtres de l’endroit. Depuis ce temps, un mouvement d’opinion s’est affirmé, le public tout entier a protesté, et de telle sorte qu’on a laissé de côté cette impertinence. Toutefois le nouveau programme ne s’établira point sans difficulté, et, si nous avons gagné de ne plus avoir Hamlet, nous pourrions bien perdre aussi quelque chose. Les télégrammes ont parlé : point d’Hamlet, point de Nilsson, entre la belle Ophélie et la partition de M. Thomas, c’est, paraît-il, à la vie, à la mort ; rien de plus légitime d’ailleurs, et le public enchanté, ravi d’aise de ne point avoir à supporter un ennui de cinq heures pour payer une dette de reconnaissance particulière à la cantatrice, n’en appréciera que davantage ce culte pieux de Christine Nilsson envers un rôle qui lui a valu le seul triomphe dont elle ait joui pendant son passage sur la scène française. L’ouver-