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tempéré pour le style sublime, il est probable qu’ils exagèrent eux-mêmes leurs propres sentimens afin de faire impression sur leur auditoire, qu’au fond ils sont plus calmes et plus pacifiques qu’ils n’en ont l’air. De tous ces rapports, à quelques exceptions près, il se dégage une pensée commune, c’est que les prolétaires doivent travailler à leur affranchissement, à leur émancipation. Ces deux mots reviennent sans cesse : la plupart ajoutent, il est vrai, que cette émancipation doit être progressive, qu’on ne saurait l’atteindre d’un seul bond, ni par des moyens violens ; mais qu’entendent les délégués par l’émancipation des travailleurs ? Est-ce simplement une hausse des salaires, une réduction des heures de travail, la participation aux bénéfices, la fondation de caisses de retraite pour la vieillesse ? Ce n’est rien de tout cela, c’est la suppression du « salariat » et du patronat. » On trouve des degrés divers dans l’affirmation de ce vœu et de ce programme. Il y a les prudens, qui veulent modérer les impatiens ; il y a les sceptiques, qui ont des doutes sur la capacité de la génération actuelle pour accomplir cette grande réforme ; il y a même les contradicteurs, mais en bien petit nombre, qui ne croient pas qu’il soit possible de supprimer d’une manière absolue le patronat. A côté de ces hommes sensés, nous trouvons les déclamateurs. Quelle est dans leurs récriminations la part de l’entraînement oratoire et celle de la pensée réfléchie, il est malaisé de le dire. Sans doute le désir d’atteindre l’éloquence fait enfler la voix à ces mandataires improvisés, mais au fond les idées qu’ils expriment paraissent, avec plus ou moins de mesure et d’atténuation suivant les divers caractères et les diverses natures d’esprit, être partagées par la plupart de ceux qui les ont envoyés à Vienne.


II

Depuis 1862 et 1867, il y a sur un point un progrès sensible dans les aspirations, des ouvriers parisiens : naguère ils comptaient plus qu’aujourd’hui sur l’assistance de l’état. Le rêve de beaucoup d’entre eux était, d’avoir un gouvernement qui leur dût sa naissance et qui se fît l’initiateur des réformes qu’ils attendaient. Souvent, dans les rapports des délégués de 1862, on voit réclamer l’intervention administrative pour la fixation de la journée de travail, pour l’exclusion des femmes de certaines professions, même pour la détermination des salaires. En 1873, presque tous les rapports établissent comme une sorte de dogme qu’il ne faut pas compter sur l’état, qu’il ne faut rien lui demander. Les ouvriers ont plus conscience de leur propre force ; ceux même qui réclament l’institution du crédit gratuit, l’abolition du salariat, du marchandage,