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notoriété et la popularité dont jouit actuellement le prince Gorchakof dans la Russie elle-même. Les Bestoujef, les Panine, les Nesselrode, étaient, on peut le dire, bien plus connus à l’étranger que dans leur propre pays, et les contemporains furent loin de leur attribuer la valeur que leur reconnut plus tard la postérité, grâce aux révélations posthumes des archives. Aucun d’eux ne fut porté au pouvoir par un courant d’opinion, ni soutenu dans son poste par la faveur publique ; aucun d’eux ne prétendit marquer son individualité, imprimer une direction personnelle aux affaires dont il avait la gestion. C’est que depuis Pierre le Grand jusqu’au règne actuel l’éclat du nom impérial en Russie reléguait dans l’ombre tout autre nom, et qu’à moins d’être un favori en titre ou un grand capitaine, tout serviteur d’état n’y passait que pour l’exécuteur subalterne d’une volonté unique et absolue. La politique extérieure surtout y était considérée comme du domaine exclusif du souverain, et la fixité même du système rendait en quelque sorte secondaire et indifférente la question des personnes chargées de le mettre en œuvre. Depuis Pierre le Grand en effet, le gouvernement russe a toujours eu dans ses relations avec l’Europe certaines traditions éprouvées par l’expérience, certains principes consacrés et dont il ne s’écartait guère. Le ministre des affaires étrangères à Saint-Pétersbourg, quel que fût son nom, devait toujours travailler à augmenter le prestige russe parmi les populations chrétiennes de l’Orient, veiller au maintien de l’équilibre des forces entre l’Autriche et la Prusse, et étendre l’influence de son gouvernement parmi les états secondaires de l’Allemagne. À ces quelques règles, pour ainsi dire élémentaires et invariables, de la politique extérieure russe était venu s’ajouter, à partir de 1815, un principe international de conservation, une idée supérieure de solidarité entre les gouvernemens pour la défense de l’ordre établi, le sentiment des devoirs et des intérêts communs créés aux représentans de l’autorité monarchique en face des passions subversives nées de la révolution, et c’est cet ensemble des vues et des convictions des deux empereurs Alexandre Ier et Nicolas que le comte Nesselrode a eu pendant près d’un demi-siècle la mission de faire prévaloir dans tous les actes et documens émanés de la chancellerie de Saint-Pétersbourg.

Il a été dans la destinée du successeur du comte Nesselrode de rompre peu à peu avec tout cet ensemble de traditions et de principes et d’inaugurer pour l’empire des tsars, dans ses relations extérieures, une politique toute nouvelle. On peut discuter le mérite de cette politique, et en discuter d’autant plus longuement qu’elle est loin encore d’avoir porté tout son fruit ; ce qui est indiscutable, ce qui frappe à première vue, c’est que le prince Gortchakof a su