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attacher son nom à un changement de système qui marquera dans les annales diplomatiques de son pays, et se créer à lui-même, comme ministre des affaires étrangères de Russie, une situation toute personnelle, une place importante et telle que ne l’a jamais eue aucun de ses prédécesseurs. Alexandre Mikhaïlovitch n’est pas seulement le serviteur fidèle de son auguste maître ; il est le chef véritable de son département, le ministre dirigeant ; il accepte hautement sa part de responsabilité et surtout sa part d’éclat dans les différentes transactions de l’Europe. Phénomène également nouveau en Russie, ce ministre tient non pas seulement à la faveur de son souverain, mais bien aussi à celle de la nation ; il ménage l’opinion publique de son pays, il la soigne, il la flatte même parfois, et elle le paie de retour. Elle a eu ses momens d’engouement pour Alexandre Mikhaïlovitch, voire ses momens d’enthousiasme, — après les affaires de Pologne ; bien plus, elle l’a en quelque sorte pressenti et créé ; elle n’a point été pour peu dans l’élévation du plénipotentiaire de Vienne à la haute position laissée vacante par le comte Nesselrode au mois d’avril 1856.

En 1815, lors de son retour triomphal du congrès de Vienne, Alexandre Ier put distinguer à son gré, entre tant d’hommes célèbres qui formaient alors l’état-major de la diplomatie russe, le membre le moins connu et le plus humble de ce corps illustre ; écartant les Capo d’Istria, Pozzo di Borgo, Ribeaupierre, Razoumovsky, Stakelberg, d’Anstett, il lui fut loisible de confier la direction de la politique extérieure à un gentilhomme allemand originaire de Westphalie, né à Lisbonne et Russe seulement par naturalisation. En 1856, après le congrès de Paris, le choix du prince Gortchakof au même poste fut, nous ne dirons pas imposé, mais certainement indiqué à l’empereur Alexandre II par la voix du peuple ou, si l’on aime mieux, par cette voix des salons qui ne laissait pas à ce moment de prendre de plus en plus un accent populaire. Aussi dès son début à l’hôtel de la place du Palais l’ancien élève de Tsarskoë-Sélò se distingua-t-il par des allures libérales et des avances faites à l’esprit public qui durent parfois bien étonner son prédécesseur encore en vie, et en possession du titre honorifique de chancelier. Pour la première fois, un ministre russe eut des « mots » non-seulement pour les salons, mais pour les salles de lecture et les bureaux des journalistes, de ces mots qui allèrent droit au cœur de la grande dame et du gentilhomme campagnard, de l’humble étudiant et du superbe officier de la garde. Son aphorisme sur l’Autriche[1] fit le tour de toutes les

  1. « L’Autriche n’est pas un état, ce n’est qu’un gouvernement. »