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Serbie, le Monténégro, et qui n’avait pas encore prononcé le nom funeste de la Pologne.

« Tranquillisez-vous, avait dit l’empereur des Français à M. de Cavour au mois d’avril 1856, après la clôture du congrès de Paris, tranquillisez-vous, j’ai le pressentiment que la paix actuelle ne durera pas longtemps[1]. » Le prince Gortchakof avait sans nul doute le même pressentiment et peut-être bien quelques données encore plus positives à cet égard. La pensée de « faire la guerre pour une idée, » la pensée d’affranchir l’Italie s’était dès lors fixée dans l’esprit de Napoléon III ; au moment de signer le traité de Paris « avec une plume d’aigle, » il laissait planer déjà son regard voilé et rêveur sur les plaines classiques de la Lombardie. Or, pour l’entreprise que méditait la France contre l’Autriche, et où il était à peine permis de compter sur une neutralité ombrageuse de l’Angleterre, il fut jugé utile de se ménager de bonne heure l’amitié de la Russie et de la Prusse. La Prusse était sortie bien amoindrie de la crise orientale avec sa politique de « la main libre ; » l’Angleterre, l’Autriche et la Turquie avaient même eu peu de goût à l’admettre aux honneurs du congrès. Le président du conseil de Berlin, M. de Manteuffel, avait dû longtemps faire antichambre pendant que les plénipotentiaires de l’Europe étaient déjà en pleine délibération, et ce n’est que sur les instances de l’empereur des Français que l’envoyé prussien fat enfin admis. Napoléon III tint absolument en 1856 à laisser reprendre son rang en Europe à cette Prusse qui quatorze ans plus tard devait le détrôner ! Quant à la Russie, il a été déjà parlé des politesses et des cordialités dont le comte Orlof a été l’objet de la part de la France pendant tout le temps du congrès. Depuis lors, dans les arrangemens successifs des diverses difficultés que fit surgir l’exécution de quelques-unes des clauses du traité de Paris (Bolgrad, île des Serpens, navigation du Danube, etc.), on vit les argumens ou les interprétations du plénipotentiaire russe appuyés presque constamment par le plénipotentiaire de la France. Dans les différentes et nombreuses conférences et commissions qui se suivirent en ces années 1856-1859 pour le règlement des questions pendantes, la distribution des voix fut presque invariablement celle-ci : l’Angleterre et l’Autriche d’un côté, et de l’autre la France, la Russie et la Prusse[2].

  1. Lettre de M. de Cavour à M. Castelli. — Bianchi, Storia documentaia, t. VII, p. 622.
  2. Voyez, pour ceci et tout ce qui suit sur les rapports de la France et de la Russie dans les années 1856-63, Deux Négociations de la diplomatie contemporaine ; les Alliances depuis le congrès de Paris, dans la Revue du 15 septembre 1864.