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d’Allemagne était venu si souvent passer la saison de chasse, partager leurs amusemens, leurs banquets et leurs conversations politiques[1]. » Le représentant de la Prusse près la cour de Saint-Pétersbourg se garda toutefois de trop s’abandonner à ce penchant pour les Courlandais et les Livoniens ; il eut soin de faire dans ses affections, ou du moins dans ses démonstrations, la part la plus grande à la Russie russe, à la Moscovie autochthone (nastaïastchaïa). Cet enthousiasme pour les mœurs et le génie des « Scythes, » cet amour pour la « peau d’ours et le caviar » fut-il bien sincère ? Il est peut-être permis d’en douter ; il est permis de supposer que l’homme qui, au nom de sa supériorité germanique, a tant de fois et hautement exprimé son dédain pour les Welches et les Latins, éprouve au fond un mépris plus grand encore pour cette race slave que tout bon Allemand fait rimer avec esclave[2]. Quoi qu’il en soit, jamais ambassadeur étranger sur les bords de la Neva n’a eu autant de dévotion que le chevalier de la Marche pour les étoiles polaires, n’y a poussé aussi loin que lui la passion de la couleur locale. Il la poussa jusqu’à entretenir dans sa maison plusieurs petits oursons qui (comme autrefois les renards à Kniephof) venaient, à l’heure du dîner, bondir dans la salle à manger, déranger agréablement les convives, lécher la main du maître et « pincer le mollet aux domestiques[3]. » Nemrod émérite, il ne manqua aucune expédition contre le roi noir des forêts boréales ; il ne négligeait pas d’endosser à ces occasions le costume de chasse moscovite, et l’attelage à la russe lui est demeuré cher jusqu’à présent et jusque dans les rues de Berlin. Il affectait également de s’intéresser beaucoup au mouvement littéraire du pays ; il eut un professeur de russe dans sa maison, et il en apprit assez pour pouvoir donner des ordres à ses gens dans leur idiome natal, pour surprendre même un jour délicieusement l’empereur Alexandre par quelques phrases prononcées dans la langue de Pouchkine.

Les Russes ne purent faire que l’accueil le plus cordial à un diplomate qui se montrait si épris de leurs us et coutumes, de leurs

  1. Aus der Petersburger Gesellschaft, t. II, p. 90.
  2. En 1862, au moment de quitter définitivement son poste de Saint-Pétersbourg, M. de Bismarck reçut la visite d’un collègue, un diplomate étranger. On parla de la Russie, et le futur chancelier d’Allemagne dit entre autres choses : « J’ai l’habitude, en quittant un pays où j’ai longtemps séjourné, de lui consacrer une des breloques de ma montre sur laquelle je fais graver l’impression finale qu’il m’a laissée ; voulez-vous savoir l’impression que j’emporte de Saint-Pétersbourg ? » Et il montra au diplomate passablement intrigué une petite breloque sur laquelle étaient gravés ces mots : la Russie, c’est le néant !…
  3. M. de Bismarck depuis a fait cadeau de ces quadrupèdes au jardin zoologique de l’ancienne ville libre de Francfort.