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formé de serpentine, roche d’une extrême dureté ; si les glaciers se sont élevés à cette hauteur, n’auront-ils pas laissé des traces ? On cherche, un cri d’appel résonne, Agassiz vient de découvrir des surfaces caractéristiques aussi polies que le plus beau marbre. Studer secoue la tête, estimant difficile néanmoins, d’attribuer en ces lieux pareil travail à des torrens. Interrogé sur la cause, le guide répond tout naïvement que la glace use la roche de cette façon ; pourtant personne au village ne l’a vue en cet endroit. Le retour des explorateurs s’effectue par une pente raide ; avec l’envie de convaincre Studer, on se hâte d’arriver à la paroi du glacier qui repose sur une roche semblable à celle du Riffel : les mêmes traces devaient se présenter. Il faut pénétrer sous la glace et enlever la couche de boue. Mis à nu, le rocher se montre admirablement poli et strié. — Est-ce évident ? demande Agassiz. — On ne peut plus douter, riposte Studer, c’est chose démontrée. — Beau résultat de la journée, victoire fameuse pour Agassiz 1 Demain la petite troupe ira au Mont-Cervin.

Au matin, de légères vapeurs entourent la grande aiguille, mais son front découvert reçoit les premiers rayons du soleil ; c’est le meilleur pronostic d’une belle journée, affirme Studer, l’homme le plus habitué à parcourir les hautes Alpes. On réclame l’avis du docteur et de sa femme. Aujourd’hui, dit cette dernière, vous pouvez aller sans crainte sur le glacier, il n’y aura pas de brouillard, le Matterhorn a mis son voile du matin[1]. Prenant d’abord la même direction que la veille, on s’en écarte ensuite pour atteindre la partie inférieure du glacier de Saint-Théodule. Le guide exhorte consciencieusement les investigateurs à suivre la trace de ses pas de peur d’accident. La moraine franchie, on chemine sur le glacier ; par bonheur les crevasses sont assez rares et peu béantes, quoique très profondes. Un merveilleux spectacle s’offre aux regards : une multitude de ces tables qui attirèrent autrefois l’attention de Saussure ; plusieurs d’entre elles, portées sur un grêle piédestal, ont une énorme dimension. Agassiz a déjà reconnu comment se forment les tables. Ce sont de larges pierres ; la glace qu’elles couvrent, étant abritée des rayons du soleil, ne fond pas, tandis qu’alentour le glacier subit l’action des agens atmosphériques. Ainsi au bout d’un temps plus ou moins long les pierres se trouvent élevées au-dessus de la surface ; mais peu à peu la colonne atteinte par la chaleur s’amincit jusqu’à devenir si grêle qu’elle se brise sous le poids de la dalle. Sous la pierre tombée se renouvellera le curieux phénomène. Rien ne parut mieux démontrer que les glaciers s’amoindrissent par la

  1. Matterhorn est le nom du Mont-Cervin dans toute la Suisse allemande.