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main, c’est un ready debater, et nous comprenons sans peine que M. Spencer prenne plaisir à causer métaphysique avec lui. M. Manning pose sans sourciller des principes effrayans, et après avoir épouvanté son auditoire il lui démontre qu’à l’application ces principes formidables sont parfaitement inoffensifs. Sa dialectique souple et hardie fait des tours d’adresse pareils à ceux de ces jongleurs japonais qui brandissent des épées, les lancent en l’air et les reçoivent avec aisance sans jamais se blesser. On croirait, à les regarder faire, que ces épées ne tueraient pas une mouche ; mais les mouches ont peut-être quelque intérêt à ce que l’expérience ne se fasse pas. M. Manning admet dans toute sa rigueur la bulle Unam sanctam. Il tient que, dans tout ce qui concerne le bonheur éternel des hommes, l’église représentée par son chef a le droit de juger et de contraindre, qu’elle a un pouvoir de juridiction sur les princes qui transgressent la loi divine ; mais il se hâte d’ajouter que l’exercice de ce pouvoir dépend de certaines conditions morales et matérielles, que c’est affaire de circonstances, qu’on n’a pas à craindre que Rome abuse ou mésuse de son autorité. Il reconnaît au saint-siège, sans réserve comme sans difficulté, le droit de déposer les rois, mais il se porte garant que le pape Pie IX n’en usera pas pour déposer la reine Victoria[1]. Pourquoi cela ? parce que la reine d’Angleterre est une hérétique, et que le souverain pontife ne fait sentir le poids de son autorité qu’à ceux qui ont fait vœu d’être siens. Il est vrai que le saint-père a rappelé dernièrement dans une lettre célèbre à l’empereur Guillaume que sa juridiction s’étend jusque sur les hérétiques qui ont été baptisés ; mais, bien que l’église étende sa juridiction sur tous les baptisés, M. Manning nous assure que l’hérésie de vieille date, l’hérésie invétérée, l’hérésie dûment constatée, protège les têtes royales contre les foudres du Vatican, de telle sorte que, si la déposition des empereurs Henri IV et Frédéric II fut un acte juste et légal, la déposition de la reine Victoria serait un acte illégal et injuste. Au dire de gens bien informés, il ne serait pas impossible que l’archevêque de Westminster montât quelque jour sur le trône pontifical. La reine Victoria pourra voir sans déplaisir et sans inquiétude son élection ; ce sera au roi d’Espagne, au roi d’Italie, à l’empereur d’Autriche, à tous les princes qui n’ont pas l’avantage d’être hérétiques, de prendre leurs mesures pour mettre leur couronne en sûreté.

Cette couronne ne serait pas en péril, si, contre toute apparence, la succession de saint Pierre était un jour dévolue à cet humble oratorien qu’on appelle le docteur John Henry Newman. Ce grand théologien est de la race des méditatifs, de la famille des A Kempis ; il n’aime pas la

  1. The Vatican Decress, by Henry Edward, archbishop of Westminster, 1875, p. 85 et suivantes.