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l’espace de quelques mois qu’esclave de sa parole, et pour revenir bientôt, toujours comme son aïeul, reprendre volontairement ses chaînes.

Chaînes est presque le mot propre, car le duc de Bourgogne n’était point un geôlier débonnaire. Chez ce grand vassal du XVe siècle, la prison pour un prince du sang royal, c’est le secret moderne pour les assassins vulgaires. C’est cependant dans cet abîme de désespoir que parvient au prince, par l’adresse d’un fidèle serviteur, la plus inattendue des nouvelles, la plus imprévue des grandeurs : son frère Louis III, duc d’Anjou, héritier adoptif de la reine Jeanne de Sicile, est mort, et la reine Jeanne, morte à son tour trois mois après, a laissé à René son royaume de Sicile. Ce sont donc trois couronnes que ce nouveau revirement de fortune apporte au prisonnier : celle de duc d’Anjou, celle de comte de Provence, et par-dessus tout celle de roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem ; mais ces couronnes, il faut encore aller les saisir, la dernière surtout, que conteste, les armes à la main, le roi Alphonse d’Aragon : René dès lors négocie sa délivrance. Près de deux ans se passent à l’obtenir d’un ennemi dont les convoitises ont grandi avec la fortune du captif ; mais enfin, au prix de sacrifices énormes et qui pèseront fatalement sur le reste de sa vie, René est libre. Il peut partir pour cette Naples qu’il entrevoit comme un rêve. Sa femme Isabelle l’y a précédé, et, à force d’énergie, a défendu le royaume contre l’Aragonais. René trouve en débarquant la fortune souriante ; il a pour lui l’appui moral et matériel du pape et des Génois ; il a pour lui la protection du roi de France ; il a pour lui enfin plus que tout cela, le premier élan d’un peuple enthousiaste, le premier dévoûment d’une noblesse qui espère tout d’un nouveau souverain. Que de promesses et que d’espoirs ! Et cependant quatre ans à peine se sont écoulés que tout ce beau rêve s’est évanoui. Les dévoûmens sont devenus des rancunes, les fidélités des trahisons. L’or et la diplomatie du prince espagnol ont eu raison de la loyauté et de la pauvreté du prince français » Réduit à sa seule capitale, après avoir risqué cent fois sa vie, après avoir subi les horreurs d’un siège de sept mois, René doit abandonner jusqu’à ce dernier débris de sa puissance royale. C’est presque seul, c’est en fugitif, qu’il se rembarque enfin pour regagner la Provence et l’Anjou.

Du moins, dans ces provinces que lui ont léguées ses pères, et que jusqu’ici nul ne lui conteste, du moins va-t-il se reposer des caprices du destin. Non, pas encore. Sans parler des luttes nouvelles que par lui-même ou par son fils il soutient à diverses reprises, en Lombardie, en Sicile ou à Gênes, une chimère nouvelle, la plus surprenante de toutes, vient le solliciter. Cette fois c’est le trône même de son rival d’Italie, c’est le trône d’Aragon qu’on lui offre. Les Catalans, mécontens de Jean II, successeur d’Alphonse, avaient secoué son autorité. C’est au fils d’Yolande d’Aragon, c’est à René qu’ils apportent la couronne. René accepte sans hésiter l’incroyable revanche que lui présente le sort.