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accusé. Celui-ci sent sa faute, il prend le parti d’abolir toutes les taxes arbitraires en rejetant tous les torts sur ses ministres, qu’il disgracie, mais en même temps il se fait livrer le malheureux Sogoro. Revenu à Sakura, il tient lui-même ses assises, et en séance solennelle prononce ce jugement : « attendu que vous vous êtes mis à la tête des villages, — attendu que vous avez fait appel direct au gouvernement, suprême insulte pour votre maître, — attendu que vous avez présenté un mémoire au gorodjio, — attendu que vous avez conspiré, — pour ces quatre crimes, vous êtes condamné à mourir crucifié, votre femme à mourir de la même mort, vos enfans à être décapités. » Le dernier des enfans avait sept ans. Quant aux compagnons de Sogoro, ils étaient simplement bannis. En vain le peuple et le clergé joignent leurs supplications pour obtenir, sinon la grâce de Sogoro, du moins celle de sa famille ; le prince reste inflexible. Le supplice s’accomplit ; les deux époux, étendus sur leur croix, voient périr leurs trois enfans, qui les exhortent stoïquement à la fermeté ; eux-mêmes se répètent qu’ils vont se retrouver bientôt dans le séjour des dieux. Les bourreaux, en leur donnant le dernier coup de lance, font amende honorable ; mais les prêtres ne sont autorisés à leur donner la sépulture qu’après trois jours d’exposition. Enfin tous les biens de la famille sont confisqués. Cependant la femme du daïmio ne tarde pas à tomber malade, elle est hantée par des spectres ; chaque nuit, sa chambre se remplit de fantômes assemblés, de multitudes en larmes. Le prince se rend auprès d’elle pour la rassurer ; mais à son tour il voit avec horreur se dresser devant lui Sogoro et sa femme étendus sur leur croix, entourés de leurs enfans, qui saisissent la princesse par les mains en la menaçant de tous les tourmens de l’enfer. Il se jette sur son sabre, mais l’apparition s’évanouit avec un bruit épouvantable pour recommencer ensuite chaque nuit ; la princesse en meurt, le daïmio lui-même en devient fou, et ne recouvre la raison qu’après avoir consacré à la mémoire de ses victimes un temple où il leur fait rendre des honneurs presque divins.

Malgré ces rares exactions, le pouvoir des daïmios était généralement protecteur. Une grande partie des revenus de la province se dépensait sur place, et les redevances, profitant ainsi à ceux qui les payaient, paraissaient moins lourdes. L’absence d’échanges était un obstacle à l’activité commerciale, mais elle assurait le pauvre contre la cherté des denrées de première nécessité. Les arts, que la protection d’un gouvernement généreux peut seule empêcher de verser dans l’industrie et le métier, vivaient en sécurité sous cette égide. Entretenu par le prince, l’artiste travaillait à l’aise, sans impatience, et ne mettait au jour que des œuvres achevées ; on ne refera plus ces magnifiques laques d’or, ces peintures sur émail,