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militaire, la bonne tenue des troupes et l’apparence de la prospérité. »

Les innovations extérieures écartées, il s’agissait de prémunir contre le mouvement naturel des esprits l’immobilité des castes, le palladium du système. Ici la loi n’avait rien à faire, les mœurs suffisaient. La réglementation minutieuse du législateur ne fait que donner une direction fixe à une tendance préexistante. Tout homme apporte en naissant ou reçoit dès le berceau le sentiment qu’il est l’inférieur ou le supérieur de quelqu’un. La théorie des droits civils repose tout entière sur le code du cérémonial, l’étiquette constitue à elle seule le droit public. Conserver exactement la place qui lui appartient dans la hiérarchie est pour chacun le premier des devoirs et le plus sacré des droits. On se fait un point d’honneur de ne pas transgresser ces règles, qu’on rougirait d’ignorer ; celui-là même que la crainte du châtiment n’empêcherait pas de violer la loi est réduit par la peur du ridicule et du mépris à observer l’étiquette. Qui la méprise se condamne et se déshonore ; la pire des hontes est une grossièreté. Le chef-d’œuvre de l’esprit aristocratique dans l’extrême Orient, c’est, pour emprunter l’expression célèbre de Joseph de Maistre, d’avoir « encanaillé » la résistance. Contrainte de se modeler dans des formes immobiles, dans des dehors permanens, dans des phrases faites d’avance, la pensée finit à son tour par s’y cristalliser. L’imagination n’évoque plus rien en dehors de formes jugées immuables parce qu’elles n’ont jamais changé ; tous les mouvemens prennent une régularité mécanique ; la société se meut sur place et la nation se fixe dans un moule où on la retrouve identique à plusieurs siècles de distance, comme ces villes antiques qui sortent momifiées des laves d’un volcan.

Encore une fois, ce caractère bien tranché s’était manifesté chez les Japonais avant Yéyas ; il n’eut qu’à s’en servir. Le palais du shogoun devint un séjour mystérieux et presque diyin ; c’était profanation d’y faire entendre une querelle ou d’y manquer de respect même à un égal ; y tirer l’épée était un crime puni de la mort et de la confiscation. On y avait marqué les divers endroits où chacun, suivant son rang, devait descendre de sa litière avant d’entrer. Nul, à l’exception des « hôtes d’honneur, » ne pouvait franchir à cheval la dernière enceinte ; ce fut, il y a quelques années, une révolution quand le même droit fut donné aux ministres. Les règles les plus minutieuses fixèrent les prérogatives dont jouissait chaque rang hiérarchique, le degré d’inflexion du salut, les salles de réception, les appellations, les postes désignés dans le château aux gardes d’honneur, le nombre des suivans dont on pouvait se faire escorter à la ville et en voyage, les préséances, les honneurs dus à chacun par le peuple, la question des rencontres de deux cortèges sur une même route, si fertile en sanglans épisodes, la nature et la