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s’effondra pas sous le poids, et le pauvre Desor put rendre grâce à cette résistance qui l’empêcha d’être précipité dans l’abîme. Des chamois en promenade, ne se fiant guère à la solidité de la neige, avaient d’un bond franchi la crevasse. Soudain une joie vive saisit les deux naturalistes, le reflet bleu du glacier venait de se montrer ; c’était l’espoir d’arriver à la solution du problème que le professeur de Neuchatel mettait tant d’ardeur à poursuivre. On oublia fatigue et danger pour courir au but. Le glacier avait beaucoup progressé depuis l’automne ; la tranche était découverte, pas une goutte d’eau ne s’en échappait, le lit du torrent était à sec. Maintenant Agassiz a donc la certitude que les glaciers ne fondent point par l’effet de la chaleur terrestre. Restait à entreprendre le travail nécessaire en vue de l’expérience projetée. L’endroit qu’il fallait aborder se trouvait fort encombré ; on dut se mettre à déblayer une couche de neige de 3 mètres d’épaisseur. Agassiz voulut ensuite abattre un angle du glacier, afin d’être sûr que la glace en progressant passerait infailliblement sur l’espace qu’on allait inégaliser. À cette rude besogne, les savans et les guides s’employèrent avec un égal entrain. On éprouva surtout de grandes difficultés pour enlever la couche de gravier qui, par suite de la congélation, faisait corps avec la glace et la roche. Enfin, la surface bien lavée, on tailla un triangle de plus d’un centimètre de profondeur. Pour qu’il demeurât toujours facile de le retrouver, la mesure des distances qui le séparaient des principaux points d’alentour fut prise avec exactitude. Les explorateurs quittèrent alors la place pleins de l’espérance de voir quelque jour le triangle poli comme toute la surface de la roche. Après avoir couché à Meiringen, heureux des résultats obtenus et de l’accomplissement d’une tâche difficile, Agassiz et Desor se dirigèrent sur Brienz et Interlaken. S’arrêtant au château de la Chartreuse, ils reçurent l’hospitalité sous les lambris dorés ; quel contraste avec la misérable chambre enfumée de l’hospice du Grimsel l En rentrant à Neuchatel, le temps était affreux ; ils se sentirent émus au souvenir du beau soleil dont ils avaient joui pendant leur périlleuse expédition.

Au mois d’août, Agassiz et Desor, de nouveau installés à l’hôtel des Neuchatelois, reçurent la visite du célèbre professeur d’Edimbourg, James Forbes, et du professeur de mathématiques de l’université de Cambridge, M. Heath. Les quatre savans eurent l’idée de descendre en Valais par l’Oberaarhorn, un des passages les plus difficiles de l’Oberland. On se promit aussi de réaliser le projet conçu l’hiver dernier d’une ascension de la Jungfrau. Des amateurs demandèrent à être de la partie ; des guides, au nombre de six, avaient été retenus : c’était une vraie caravane. Tout ce monde s’arrêta quelques