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société américaine qu’à la condition de s’y refaire une éducation spéciale, toute différente de la première. Par contre, une place considérable appartient à l’homme nature qui débarque avec deux bras prêts à tout, qui n’a pas même essayé un apprentissage, ou du moins qui, s’il a un métier, le connaît superficiellement ; tout travail lui est bon, les salaires élevés et la vie matérielle facile lui assurent un avenir prospère. Il semble créé pour lui, ce pays où le superflu est hors de prix, mais où le nécessaire est pour rien ; peu lui importent ces joies de l’esprit et des yeux, ce luxe des sociétés européennes, qui distribuent gratuitement tout un monde de jouissances, où la nature elle-même a prodigué des satisfactions de tout genre. Ici, rien de semblable ; dans les villes, tous les luxes hors de portée, rien de gratuit pour les yeux ni l’esprit, la nature elle-même sans pittoresque et sans beauté, mais le nécessaire en abondance à la portée de tous.

Entre ces deux classes d’individus, il y en a une, intermédiaire, qui trouverait la satisfaction de tous les désirs qu’elle ne saurait réaliser en Europe ; nous voulons parler du petit fermier et du petit propriétaire français, vivant péniblement sur une terre morcelée à l’excès sans profit possible, sans pouvoir même développer sa famille sous peine de ne pouvoir l’alimenter. Celui-là, armé déjà d’un capital, quelque minime qu’il soit, accompagné d’une famille connaissant les travaux des champs, trouverait dans les pampas de Buenos-Ayres un climat des plus salubres, de vastes plaines fertiles, des terrains à acheter à des prix relativement bas ; il tâtonnera peut-être un peu au début, mais, bien dirigé, il prospérera vite une fois enraciné, s’assurant à lui-même et préparant aux siens une aisance qu’il eût vainement rêvée en Europe. Quelques-uns échoueront, d’autres se lasseront ; là comme partout les revers vous attendent, là comme partout il y a de bons et de mauvais jours ; mais là plus que partout le travail est facile et rémunérateur.

Il faut vraiment que l’ignorance des résultats économiques de l’émigration soit bien profonde pour qu’elle rencontre en France, en Allemagne et en Italie l’opposition gouvernementale dont elle est l’objet. Est-ce donc une vérité si méconnue, qu’émigration c’est production ? L’émigrant, à quelque catégorie qu’il appartienne, n’emporte-t-il donc pas avec lui ses usages et ses mœurs ? Entrant dans la vie américaine, plus large, et d’où est bannie la mesquinerie des pays trop peuplés, il développe ses besoins, mais dans le sens de ses habitudes premières, les fait connaître et les impose même aux différens peuples au milieu desquels il vit ; tout son travail retourne ainsi au centuple à la mère-patrie et vient augmenter chez elle la production, l’exportation et partant la richesse. On pourrait