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UN POÈTE RÉPUBLICAIN SOUS NÉRON.

livre. Nous en voici bien loin. Est-ce vraiment le même poète qui naguère dépouillait, au profit de Néron, Jupiter et Phébus de leurs attributs, et qui maintenant proteste contre cet outrage insensé à la majesté des dieux ? Je sais bien qu’ici il est entraîné par le développement de cette pensée républicaine d’où son poème est sorti ; c’est le trait final d’un morceau où la déclamation a sa bonne part, et un déclamateur, une fois lancé, ne s’arrête pas facilement en route. Cette explication ne suffit pas ; Lucain est ému d’une indignation sincère, c’est de son âme ulcérée que viennent ces accens plus âpres et ces élans. Il s’est fait en lui un changement dont l’histoire nous apprend la cause, et dont il est assez curieux d’étudier les effets dans son poème.

Nous voudrions pour l’honneur de Lucain que ce changement vînt d’un mouvement naturel de sa conscience, plus touchée des maux de la patrie ou cédant à quelque révolte irrésistible. Nous savons malheureusement qu’il n’en est rien. S’il vint un jour où cessa le désaccord primitif entre le poème et le poète, ce n’est pas à un progrès du sentiment patriotique ni à un élan d’honnête indignation qu’il en faut attribuer la première cause ; c’est simplement à un dépit poétique. Néron, jaloux de Lucain, s’en alla pendant une de ces lectures, et bientôt même lui interdit de se produire en public. La poésie, sans le succès immédiat, ne suffit pas à Lucain. Ce nouveau mode de persécution, qui tout à coup faisait succéder le silence aux applaudissemens et le privait de ses bruyans triomphes, lui parut intolérable. Il comptait bien sur la postérité ; mais cette compensation insuffisante de l’avenir, il voulut la relever par le plaisir anticipé d’une vengeance qui ne pouvait avoir tous ses effets parmi les contemporains. En continuant la Pharsale, il flétrit le pouvoir qui voulait le plonger dans l’ombre, et il la charge de publier plus tard cette flétrissure : « notre Pharsale vivra, s’écrie-t-il, et aucun âge ne l’ensevelira dans les ténèbres. »

Pharsalia nostra
Vivet, et a nullo tenebris damnabitur ævo.

En même temps il recourut à un moyen qui depuis longtemps déjà était dans les mœurs romaines : il fit un libelle contre le prince et ses favoris.

Le libelle de Lucain a péri comme tant d’autres ; mais nous avons tout ce qu’il a pu faire de son poème, et nous y voyons comment se soulagea son ressentiment ; ce fut par des allusions, toutes sur un ton grave. Je ne sais jusqu’à quel point la satire était dans son génie ; sa parodie bien connue d’un hémistiche de Néron, cette bouffonnerie téméraire, ne suffit pas pour nous éclairer sur l’étendue de ses facultés en ce genre. En tout cas, il en eût jugé l’em-