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pour m’éclairer, si tu voulais prendre la peine de causer quelquefois avec nous d’autre chose que de la lessive ou du prix des volailles au marché.

— Je ne peux causer que de ce que je sais, mon parrain, et je ne connais pas les mots pour dire tout ce que je pense. Il me faudrait le temps de les chercher… Attendez ! je vais essayer !


XII.

Ils gardèrent tous trois le silence pendant quelques instans. Marianne avait l’air de faire de tête une addition de plusieurs chiffres considérables. Mme  André ne paraissait pas trop surprise de ses velléités de raisonnement. Pierre seul était agité au dedans de lui-même. Il avait apparemment pris très à cœur de résoudre le problème qu’il s’était posé le matin, à savoir si Marianne était une intelligence endormie ou nulle.

Elle rompit enfin le silence d’un air un peu impatienté. — Non, dit-elle, je ne pourrai pas m’expliquer. Ce sera pour une autre fois. D’ailleurs je n’étais pas venue pour vous demander si l’instruction rendait les gens plus heureux ou plus malheureux ; je voulais seulement savoir si je pouvais m’instruire sans sortir de chez nous.

— On peut, répondit Pierre, s’instruire partout et tout seul, pourvu qu’on ait des livres, et tu as le moyen de t’en procurer.

— Mais il faudrait savoir quels livres, et je comptais sur vous pour me les indiquer.

— Ce sera très facile quand tu m’auras fait connaître ce que tu sais déjà et ce que tu ne sais pas encore. Ton père était instruit, il avait quelques bons ouvrages. Il m’a souvent dit que tu étais paresseuse et sans goût pour l’étude. Te voyant délicate, il n’a pas insisté pour te détourner des occupations de la campagne, que tu préférais à tout.

— Et c’est toujours comme cela, répondit Marianne. Pourvu que je sois dehors et que j’agisse en rêvassant, je me sens bien. Si je réfléchis pour tout de bon, je me sens mourir.

— Alors, mon enfant, il faut rester comme tu es et continuer à vivre comme tu vis. Je ne vois pas pourquoi tu voudrais chercher de nouvelles occupations quand le mariage va t’en créer de si sérieuses.

— Si je me marie ! reprit Marianne. Si je ne me marie pas, il faudra pourtant que j’apprenne à m’occuper pour le temps où je ne pourrai plus courir ; mais voilà le soleil couché : voulez-vous faire votre partie, madame André ?

Mme  André accepta, et Pierre, que toute espèce de jeu agaçait, resta au jardin, marchant sur la terrasse et regardant Marianne, qui jouait