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qualité. On se demande quel lien peut réunir depuis trente ans des communistes séparés par de grandes distances, sans règle spéciale, et dont le seul principe est que tout gouvernement doit être paternel comme celui de Dieu, chaque société formée sur le modèle de la famille avec tous ses intérêts, tous ses biens en commun. Du reste ils vivent exactement comme leurs voisins du monde, tiennent le mariage en estime, font du dimanche un jour de tranquille récréation, n’ont pas d’heures de travail précises et obligatoires. C’est une des bases de leur politique qu’aucun homme ne doit s’adonner à un seul métier, l’économie est leur vertu de prédilection ; protestans, ils assistent deux fois par mois seulement à un service religieux célébré selon le rite luthérien. Jusqu’en 1872, toutes leurs propriétés étaient au nom de leur fondateur, le docteur Keil ; celui-ci, devenu vieux, fit un partage entre les familles, remettant à chacune un titre ; elles n’en travaillent pas avec moins de zèle depuis lors à la prospérité commune. Si une famille se réserve un peu de miel ou de fruit et le vend à son propre profit au lieu de s’en nourrir, c’est ordinairement pour acheter soit du tabac, soit quelque autre douceur, et cette irrégularité, dont personne n’abuse, est tacitement tolérée. Bref, rien n’est absolument défendu, ce qui n’empêche pas les mœurs d’être austères.

Depuis la fondation de la colonie (1844), il n’est pas sorti de son sein un criminel ni un mendiant ; on ne peut citer aucun procès. La vie intellectuelle est absolument nulle, bien qu’il existe une école ; mais les fermiers environnans admirent Bethel et Aurora comme des modèles de prospérité, des paradis dans leur genre. Chaque citoyen est libre de reprendre son argent et de s’en aller ; néanmoins les désertions sont rares ; sans doute l’influence extraordinaire qu’exerce sur eux le docteur Keil contribue à les retenir. C’est un Prussien dont les idées étroites s’appuient sur une volonté de fer. Après s’être occupé de commerce, de médecine, de magnétisme, il s’avisa de devenir réformateur, commença par défricher le pays nouveau qui devint Bethel, puis en 1855 émigra vers l’Oregon avec une partie de ses adeptes, en laissant derrière lui un président et prédicateur de son choix, M. Giese. A Aurora, il est à la fois le chef spirituel et temporel, l’autocrate à vrai dire, ses conseillers, quatre vieillards, étant nommés par lui-même. Son unique enseignement tend à mettre la vie humaine en harmonie avec les lois naturelles, à tout laisser entre les mains du Père céleste, et à supporter les épreuves de ce monde sans fracas, sans inquiétude, sans regrets inutiles. À ce prix, dit-il, on est un homme.