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préparent dans les Bermudes et à Singapour. A cet effet, ils ont découvert des moyens de s’approvisionner de nouvelles dont les Kara-Kirghiz ne se sont pas encore avisés. Ils possèdent la presse la mieux informée du monde, laquelle a dans les deux hémisphères des correspondans pleins de zèle, et en envoie tout exprès partout où il pourrait bien arriver quelque chose. Ils possèdent aussi un parlement où tout événement de quelque importance donne lieu un jour ou l’autre à des interpellations, à des discussions, à des conversations, dont toute la Grande-Bretagne fait son profit.

Toutefois ce qui tempère un peu depuis quelques années le plaisir qu’éprouvent les Anglais à recevoir des nouvelles de partout, c’est une sorte d’inquiétude nerveuse qui s’est emparée d’eux et les dispose aux sombres pressentimens ; ils craignent chaque matin, à leur réveil, d’apprendre qu’il est survenu quelque part quelque méchante affaire dont ils pourraient être forcés de se mêler. L’Angleterre est contente de son sort ; elle n’a plus rien à souhaiter, elle est très libre, très riche et très heureuse. Les gens qui ont fait leur chemin, qui sont pour ainsi dire assis dans leur bonheur, ont peu de goût pour les aventures ; ils redoutent les futurs contingens qui pourraient les déranger dans leurs habitudes, les troubler dans leur repos ; ils diraient volontiers comme le bourgeois de Goethe : « Je ne sais rien de plus agréable, les dimanches et jours de fête, que d’entendre parler de guerres et de batailles, quand là-bas, bien loin, en Turquie, les peuples se gourment à cœur joie. On se met à la fenêtre, on vide son petit verre, et on regarde les jolis bateaux pavoises qui glissent sur la rivière ; puis on retourne le soir gaîment dans sa maison, et on bénit la paix et les temps pacifiques. » Malheureusement il est beaucoup plus difficile à la Grande-Bretagne qu’à un bon bourgeois retiré des affaires de se désintéresser des événemens lointains et des gourmades qui s’échangent en Turquie ou ailleurs. L’Angleterre n’est pas seulement en Angleterre, elle est en Asie, en Amérique, dans l’Océanie, à Ceylan comme à Périm, à Natal comme à Melbourne. Dans tous les archipels, dans tous les continens, sous l’équateur comme près des pôles, elle a des intérêts à surveiller et à défendre.

C’est un bonheur très compliqué que le bonheur anglais, et les bonheurs compliqués sont de garde difficile, ils redoutent les accidens. Quand on a d’innombrables colonies, quand on possède aux Indes 200 millions de sujets, quand on promène dans toutes les mers la gloire et l’orgueil de son pavillon, quand on a partout des possessions à gouverner et des balles de marchandises à écouler, on a partout aussi des hasards à courir, des affronts à prévenir ou à venger, et il n’est pas toujours aisé de tirer son épingle du jeu. Jean-Jacques Rousseau plaignait ces négocians français, qu’il suffit de toucher à l’île Bourbon pour les faire crier à Paris. Est-il un seul point de l’univers habitable où