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qui a pris part en personne à l’expédition de Khiva[1]. Il se propose de raconter en détail dans son second volume cette brillante campagne ; il a consacré le premier à une étude approfondie sur les lieux, sur les peuples, sur les ressources militaires de la Russie, sur l’organisation de son armée, sur les difficultés que rencontre sa marche envahissante dans les steppes, sur les lois et les principes de sa politique en Asie. Il démontre très nettement que, pour posséder en paix leurs provinces touraniennes, les Russes devaient occuper Khiva, repaire de brigands et marché d’esclaves, qu’ils devaient en finir à tout prix avec l’ennemi héréditaire qui attaquait leurs caravanes, bravait leur autorité, excitait leurs sujets à la révolte, offrait un asile à tous les bandits, à tous les coupe-jarrets de la steppe. — Nous avons le droit, disaient les Khiviens aux marchands russes, d’aller et de venir dans votre pays comme il nous plaît ; mais gardez-vous de mettre les pieds chez nous, ou vous êtes les enfans de la mort. — L’occupation militaire et l’administration de ses nouvelles provinces avaient coûté à la Russie de grands sacrifices d’hommes et d’argent, et lui causaient un déficit annuel de 2 millions de roubles. Après avoir maté l’insolence de Boukhara, pouvait-elle supporter que le petit et audacieux état de brigands placé à sa frontière continuât de mettre en péril son commerce, ainsi que le repos et la vie de ses sujets ?

Chose curieuse, et qui prouve à quel point la Russie est le pays des longues pensées et des desseins séculaires, au commencement du mois de mai 1873, après une marche de plusieurs semaines dans des déserts de sable, où l’existence d’êtres humains ne se révélait que par des tombeaux en ruines et de pâles squelettes prêts à tomber en poussière, une des colonnes acheminées du Caucase sur Khiva vit tout à coup se dresser devant ses yeux un fier bastion, construit dans toutes les règles de l’art, respecté par les hommes comme par le temps. Cet ouvrage avait été élevé un siècle et demi auparavant par un général russe, le prince Bekovitch Tcherkaski, que le tsar Pierre le Grand avait envoyé à la conquête de Khiva, et dont la petite armée avait péri jusqu’au dernier homme dans ces âpres et dévorantes solitudes. Depuis ce temps, les Russes avaient tenté plus d’une fois d’exécuter la pensée de Pierre le Grand ; mais les sables faisaient bonne garde autour de l’oiseau ravissant, de son butin et de son nid, où il se croyait hors d’insulte. En 1840, l’expédition du général Perovski faillit avoir un dénoûment aussi tragique que celle de Bekovitch ; il eut à lutter contre les rigueurs d’une saison exceptionnelle, contre un froid de 20 à 30 degrés, contre des

  1. Der russische Feldzug nach Chiwa, Ier theil, eine militair-geographische Studie, von Hugo Stumm, mit drei lithographirten Karten in Buntdruck. Berlin 1875.