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Hegel prétendait que ce qui rend la critique un métier si difficile à exercer, c’est la multiplicité d’élémens contradictoires, d’avance à demeure chez le critique, et qui viennent obscurcir le miroir de sa perception. L’axiome a du vrai, et chacun fera bien de se l’appliquer en abordant le nouvel ouvrage de M. Gevaert : Histoire et théorie de la musique de l’antiquité[1]. Ici en effet la première difficulté qui vous arrête, l’élément contraire par excellence, c’est le manque de connaissances nécessaires à la discussion. Que sait-on de certain en ce qui concerne la musique des anciens, où sont les sources d’informations ? Nos renseignemens, c’est à des ouvrages non techniques que nous sommes obligés d’aller les demander. « Il reste dans nos connaissances, écrit l’auteur dès sa préface, une lacune énorme qui ne pourrait être comblée que par la découverte inespérée de quelques compositions remontant à la période classique de l’art grec. » L’unique fragment que nous possédions, la mélodie d’une demi-strophe de Pindare, n’a guère qu’une authenticité douteuse, et c’est là un morceau d’ailleurs trop peu étendu pour qu’on en puisse tirer de grandes clartés ; reconstituer sur de simples apparences de vérité, conjecturer, voilà donc l’unique ressource. Supposons que l’invasion des barbares au Ve siècle n’eût épargné aucun édifice antérieur au siècle d’Auguste, et que, pour étudier l’architecture grecque, nous n’eussions que les théories de Vitruve d’une part et de l’autre quelques constructions médiocres des IIe et IIIe siècles ; tel est le problème qui s’offre à l’historien de la musique gréco-romaine, et, pour essayer d’en sortir, il se dira, dans l’absence de toute tradition positive, que, la musique primitive de l’église latine devant nécessairement n’être autre que celle de la Rome contemporaine, c’est à la liturgie qu’il faut s’adresser pour obtenir quelques notions ; la psalmodie, la préface, le pater, les antiennes des Heures, sont composés sur une trentaine de mélodies-types que l’on pourrait appeler les thèmes fondamentaux de la musique chrétienne et qui nous représentent sans aucun doute les formes mélodiques les plus en vogue dans le monde romain au Ier siècle de notre ère.

Tous les érudits connaissent l’ouvrage de Westphal sur la musique des Grecs, publié il y a dix ans en Allemagne. Ce grand travail fut pour M. Gevaert le trait de lumière, il voulut d’abord simplement le traduire ; mais, à mesure qu’il avançait, lui-même découvrait des aspects nouveaux, des faits qui corroboraient ou rectifiaient les idées de Westphal. « Mon livre, dit quelque part M. Gevaert, est écrit pour les musiciens, » et c’est en effet l’énorme intérêt de la chose. Westphal n’est qu’un grand philologue, souvent lourd et confus ; non moins savant et non moins philologue, M. Gevaert a sur son guide en ces parages

  1. Un volume in-4o. Gand, Annoot-Braeckman.