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paraît clair comme le jour ; mais de ce qu’un homme est envieux, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il soit empoisonneur. Joseph Chénier, lui aussi, fut jaloux d’André, ce qui ne veut point dire qu’il l’ait dénoncé au tribunal révolutionnaire.

— Ainsi vous jugez que le fait doit être écarté en principe ?

— Absolument. S’il s’agissait d’une chose accomplie il y a deux ou trois cents ans, je ne dis pas ; en pareil cas, le théâtre a la manche large, et dans le doute il est permis de ne pas s’abstenir. Ici, c’est une autre affaire : Salieri, Mozart, songez-y donc ! ce sont là presque des contemporains, sur lesquels la fiction ne saurait exercer ses droits qu’en ménageant certaines convenances.

— C’est dommage, reprit Alfred de Vigny après un silence, — grand dommage, car il y avait certainement là un sujet.

Nous nous sommes depuis rappelé souvent cet entretien, et n’en cherchions qu’avec plus d’ardeur à nous renseigner, instruisant à nouveau la cause chaque fois que l’occasion s’en présentait. L’affaire est maintenant jugée, et l’incrimination tragique tombe devant la lecture des mémoires de Moschelès, récemment publiés en Allemagne par sa veuve[1]. Salieri, quel que soit le caractère qu’on lui prête, eut le mérite de former nombre d’élèves, dont plusieurs jusqu’à la fin restèrent ses amis. Hummel, Schubert, sortirent de ses mains, Moschelès se rattachait à cette pléiade ; revenu à Vienne après une longue absence, il apprend que son vieux maître est dangereusement malade à l’hôpital et s’empresse d’accourir. « L’entrevue, écrit Moschelès, fut navrante ; son regard m’effraya, il parlait en phrases entrecoupées de sa mort prochaine, puis tout à coup éclatant : — Il n’y a rien, rien de vrai dans ce bruit infâme ! Vous savez, Mozart, ils racontent que je l’ai empoisonné. Calomnie, atroce calomnie ! Allez, cher Moschelès, et dites au monde entier que c’est le vieux Salieri qui vous a dit, qui vous a juré cela à son lit de mort. »

Moschelès ajoute que son émotion, à lui, pendant cette scène fut terrible, et qu’il eut grand’peine à dérober ses larmes. Chose émouvante et terrible en effet que les paroles de ce moribond poursuivi de visions sinistres et, dans toute l’énergie de la dernière heure, se défendant d’avoir jamais commis un crime matériel alors que sa conscience lui en reprochait peut-être un autre non moins noir ; mais l’envie ne devient un ressort au théâtre que lorsqu’elle s’incarne dans un fait. Cette lutte acharnée, implacable du talent contre le génie était certes un sujet de drame digne de tenter Alfred de Vigny ; mais il eût fallu pouvoir sortir du domaine de la psychologie, s’appuyer sur un acte réel et non sur une de ces fables que la crédulité publique adopte si aisément parce qu’elles symbolisent à ses yeux certains états de l’âme. On avait sous la main

  1. Notes autobiographiques de Moschelès, publiées par sa veuve, Leipzig 1874.