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jambées, comme il prenait résolument le chemin de Validat. — Où allez-vous ? lui dit-il d’un ton brusque ; êtes-vous somnambule ?

— Oui, répondit Philippe plus surpris que fâché de la surveillance de son hôte. J’ai le somnambulisme de l’amour, qui va droit à son but sans savoir par où il faut passer ; mais je trouverai bien tout seul le manoir ou la chaumière de ma jolie campagnarde. C’est par ici que je l’ai vue s’éloigner hier, vous m’avez dit qu’elle demeurait tout près du chemin, du côté des collines de droite. La nuit est claire, et il fera jour dans une heure. Ne vous inquiétez pas de moi, mon cher. Je serais désolé de déranger vos habitudes.

— La première et la plus importante de mes habitudes, répondit Pierre, est de veiller à la sécurité de mes amis.

— Vous êtes trop bon pour moi, vrai ! J’aime mieux aller seul, je vous l’ai dit.

— Ce n’est pas de vous que je me préoccupe, c’est de ma filleule.

— Qui ça, votre filleule ?

Mlle Chevreuse, que vous voulez, je crois, compromettre.

— Elle est votre filleule ? Tiens, tiens ! Alors tout s’explique. Je vous prenais pour un soupirant éconduit et jaloux ; mais, du moment que vous êtes une espèce de père, je reconnais votre droit, et je veux bien vous dire, vous jurer que je serais désolé de compromettre votre Marianne. Sachez, cher ami, que mes intentions sont pures comme le ciel. Hier, ma charmante fiancée a refusé une fleur que je lui offrais, disant qu’elle la voulait cueillir pour son cheval, et je l’ai offerte à son cheval, c’est-à-dire à sa jument, qui s’appelle Suzon, vous l’avez dit hier soir. Or ce matin je compte saccager tous les buissons du pays et faire une gerbe, une guirlande somptueuse de chèvrefeuille que je suspendrai à la porte de Mlle Chevreuse, avec ce modeste billet déjà écrit que j’ai dans ma poche : À Mlle Suzon, son dévoué serviteur. Vous voyez qu’il n’y a pas de quoi se fâcher, et que votre filleule rira de l’aventure.

— Si votre ambition est de la faire rire, je pense que vous réussirez.

— Vous espérez qu’elle rira à mes dépens ? Soit ! La grande question, c’est que, sympathique ou moqueuse, elle s’occupe de moi, et vous m’obligerez en me tournant en ridicule. Je saurai bien prendre ma revanche quand elle aura la cervelle remplie et surexcitée par mes extravagances. Je compte en faire de toute sorte, mais de telle nature cependant que son austère parrain n’ait pas à me rappeler au respect que je dois à sa fille adoptive. Pierre eut envie de lui démontrer tout de suite que l’offrande à Suzon équivalait à une déclaration d’amour à Marianne, déclara-