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Il était sinon gris, du moins un peu tendre au dessert. Pierre, en voulant le retenir par la critique et la contradiction, ne faisait que l’exciter ; Mme  André, espérant le rendre ridicule, le taquinait ouvertement. Marianne le provoquait à la confiance et à l’expansion avec une finesse qui pouvait fort bien lui paraître un encouragement, si bien qu’au sortir de table, après mille fusées de galanterie louangeuse, les unes assez bien tournées, les autres d’assez mauvais goût, Philippe s’empara du bras de Marianne, disant qu’il voulait voir les grands bœufs et les gros moutons, vu qu’un paysagiste appréciait le bétail mieux qu’un agriculteur.

— Je n’en crois rien, dit Marianne en retirant son bras ; vous avez la prétention d’apprécier tout mieux que nous, à la campagne comme à la ville, parce que vous êtes artiste de profession ; moi, je dis que le métier gâte tout et que vous ne voyez rien. — Et comme Philippe se récriait : — Vous voyez trop, reprit-elle, et vous voyez mal ; vous voulez traduire des choses qui ne se traduisent pas. Le beau est comme Dieu, il est par lui-même et ne gagne rien à être vanté par des hymnes et des cantiques. Au contraire les paroles, les chants, les peintures, tout ce que l’on invente pour embellir le vrai ne sert qu’à diminuer le sentiment qu’on en a, quand on le contemple sans se préoccuper de la manière de l’exprimer.

— Quoi ? qu’est-ce que cela ? s’écria Philippe. Anti-artiste ? bourgeoise par système ? cela jure venant de vous comme une chenille sur une rose.

— Ah ! je vous y prends ! répliqua vivement Marianne, une chenille ne jure pas sur une rose, car précisément celles qui vivent sur nos rosiers sont fines, lisses et d’un vert printanier extrêmement fin. Vous n’avez jamais regardé une chenille, monsieur le peintre. Il y en a qui sont des merveilles de beauté, et je n’en connais pas de laides. Comment verriez-vous mes grands bœufs, puisque vous ne pouvez même pas voir une si petite bête ?

— Est-ce que c’est vous, dit Philippe à André, vous naturaliste, qui avez persuadé à votre filleule que l’art tuait le sentiment de la nature ? Je vous dirais alors que vous lui avez enseigné un joli paradoxe.

— Cela se présente en effet comme un paradoxe dans votre discussion, répondit André, et votre prétention n’est pas moins paradoxale que celle de Marianne. Je crois qu’en plaçant mieux la question on pourrait mieux discuter.

— Placez-la bien, mon parrain, dit Marianne.

— Eh bien ! la voici comme elle m’apparaît, reprit Pierre en s’adressant à Gaucher. Vous croyez que pour voir il faut savoir, et je suis de votre avis : le naturaliste voit mieux que le paysan ; mais