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Ah ! si j’avais été heureux comme cela dans ma première jeunesse, je serais devenu un grand poète et un grand peintre.

— Dieu merci, répondit Marianne, tu n’es rien devenu de tout cela, car tu me trouverais trop au-dessous de toi, moi qui ne sais rien de ces belles choses ; mais il me semble que, n’étant pas capable de dire pourquoi j’aime tant la nature, je l’aime davantage. M. Philippe me faisait horreur aujourd’hui quand il trouvait des mots d’une pédanterie bizarre pour qualifier tout ce qu’il voyait. Non, il n’y a pas de mots pour dire, et je crois que plus on dit, moins on voit. La nature, vois-tu, Pierre, c’est comme l’amour. C’est là, dans le cœur, et il ne faut pas trop en parler, car on rapetisse toujours ce qu’on veut décrire. Moi, quand je rêve, je ne sais pas ce qu’il y a dans moi, je ne vois que ce qui est entre le ciel et moi. Moi d’ailleurs, je ne compte pas ; si je pense à toi, il me semble que je suis toi et que je n’existe plus. Et voilà pour moi le bonheur, la poésie, la science.

Après que Marianne fut remontée dans sa patache et que Pierre fut rentré chez lui, il trouva cette lettre que Philippe y avait laissée : « Mon cher André, je suis revenu prendre mon bagage chez vous, et je pars en vous remerciant de votre bon accueil. Ce n’est pas votre faute si votre jolie voisine s’est moquée de moi, c’est la mienne ; j’aurais dû ouvrir les yeux davantage et m’apercevoir à temps de sa préférence pour vous, préférence qu’elle ne m’a point avouée, mais qu’elle n’a pas pu me dissimuler jusqu’au bout. Je n’aurais pas été amoureux d’elle pendant trois ou quatre heures ; mais ce sont là des amours dont on ne meurt pas, et je reste votre ami et le sien, car elle est une charmante femme, et je vous félicite de votre bonheur. »

Le lendemain, on publia les bans de Pierre André et de Marianne Chevreuse.


George Sand.