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coups du sort magnifiques, un de ces événemens tout à fait prodigieux échut ainsi au ministre de Guillaume Ier dès son début au pouvoir, dès le mois de janvier de l’année 1863. Cet événement posa les premiers fondemens de sa grandeur à venir, il devint le point de départ de son action en Europe, le point d’Archimède d’où il souleva dans la suite tout un monde de projets téméraires, et il importe de bien l’apprécier.

L’idéal que M. de Bismarck s’était proposé en prenant en ses mains les rênes de l’état, c’était l’agrandissement, « l’arrondissement » de la monarchie de Frédéric II. Il en avait fait l’aveu anticipé lors de sa mission à Paris ; il le déclara très franchement aussi dès la première séance de la commission de la chambre à Berlin, une semaine à peine après avoir été nommé ministre (29 septembre 1862). Il ne prévoyait certes pas dans quelle mesure il lui serait donné de réaliser cet idéal, jusqu’à quelles limites il pourrait étendre en Allemagne des conquêtes qui cesseraient d’être « morales ; » mais il prévoyait bien que dans cette tentative il trouverait dans l’Autriche un adversaire résolu, et il en prenait son parti[1]. La seule question qui le préoccupât, c’était l’attitude que garderaient en vue de certaines éventualités les autres grandes puissances de l’Europe. Parmi ces dernières, il ne comptait pas l’Angleterre ; avec sa rare sagacité politique, il avait jugé de bonne heure à quel état d’apprivoisement et de douceur cette excellente école de Manchester avait réduit le léopard, jadis si farouche, et sa conviction que la fière Albion ne penserait pas à mal et se laisserait même quelque peu honnir devait être bientôt pleinement justifiée dans la piteuse campagne de Danemark. « L’Angleterre n’entre plus de longtemps dans mes calculs, disait-il en 1862 dans un entretien familier, et savez-vous depuis quand je ne compte plus avec elle ? Depuis le jour où elle a renoncé de son plein gré aux îles ioniennes : une puissance qui cesse de prendre et qui commence à rendre est une puissance finie… » Restaient la France et la Russie, et il n’était pas interdit de penser que, bien habilement ménagés, ces deux états pourraient jusqu’à un certain point favoriser les desseins prussiens ou du moins ne pas trop les contrarier. Sur les bords de la Neva, il y avait les anciennes rancunes nées de la guerre d’Orient, imparfaitement assouvies par la guerre de Lombardie ; il y avait les relations bien plus anciennes encore, de tout temps intimes, entre les Gottorp et les Hohenzollern,

  1. Voyez la célèbre dépêche circulaire de M. de Bismarck, du 24 janvier 1863, où il rend compte des curieux entretiens qu’il eut avec l’ambassadeur d’Autriche, le comte Karolyi, dans les derniers mois de l’année 1862, aussitôt après son avènement aux affaires.