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le Holstein, M. de Bismarck stipulait même une minute avec l’envoyé de la Grande-Bretagne, sir à Buchanan, par laquelle il s’engageait à prévenir cette exécution, si le Danemark acceptait la médiation anglaise[1]. Le Danemark accepta, et lord Russell put enfin respirer. Encore le 6 novembre 1863, M. Quade écrivait de Berlin à son gouvernement : « Le premier ministre de Prusse, soit en raison de ses vues personnelles, soit à cause de l’attitude prise par l’Angleterre, a mis l’affaire dans une position qui dépasse de beaucoup tout ce qu’on aurait pu espérer. Je ne suis pas certain que la question soit envisagée à Vienne avec la même netteté et la même chaleur (chaleur pour les intérêts du Danemark !) qu’elle l’est ici… » Ainsi jugèrent la situation sir A. Buchanan et M. Quade encore le 6 novembre ; mais ils ne tardèrent pas à être brusquement réveillés de leurs illusions par une dépêche éplorée du principal secrétaire d’état, datée du 9 novembre et conçue en ces termes : « Si les informations qui me parviennent sont exactes, M. de Bismarck n’oppose plus aucune objection (no longer offers any objection) à l’exécution fédérale dans le Holstein ; le gouvernement de sa majesté ne peut que laisser à l’Allemagne la responsabilité d’exposer l’Europe à une guerre générale… » Les informations n’étaient malheureusement que trop exactes, et les déboires du bon Johnny allaient commencer.

C’est que deux faits importans venaient d’avoir lieu dans l’intervalle de trois semaines qui s’était écoulé depuis la minute du 14 octobre ; dans cet intervalle, le cabinet de Saint-James avait donné au gouvernement russe quittance définitive des affaires de Pologne, et l’empereur Napoléon III avait lancé dans le monde un fantastique projet de congrèspour l’arrangement de toutes les questions pendantes !… Charmé au plus haut degré du concours que lui prêtait M. de Bismarck en ce mois d’octobre dans les difficultés danoises, le principal secrétaire d’état s’était enfin décidé à lui faire le sacrifice tant de fois demandé de la question polonaise, à rappeler même par le télégraphe un courrier porteur d’une note très comminatoire à l’adresse du gouvernement de Saint-Pétersbourg, et à remplacer cette missive par une dépêche des plus humbles, qui renonçait à toute controverse ultérieure sur cette matière (20 octobre)[2]. De son côté, l’empereur des Français, tenu

  1. Dépêche de M. Buchanan de 17 octobre 1863. Inclosure. — Minute of conversation between M. de Bismarck and sir A. Buchanan.
  2. Cherchant une issue tant soit peu honorable à la campagne si follemont engagée, le chef du foreign office avait imaginé vers la fin de septembre (à la suite du discours de Blairgowrie) de déclarer l’empereur Alexandre déchu de ses droits sur la Pologne « pour n’avoir pas rempli les conditions en vertu desquelles la Russie a obtenu ce royaume en 1815. » La France devait faire une déclaration analogue ; mais M. Drouyn de Lhuys, devenu prudent, et pour cause, ne voulut expédier sa note qu’après que celle de l’Angleterre fut parvenue au prince Gortchakof. Lord Russell écrivit donc sa dépêche ; elle fut lue au conseil, approuvée par lord Palmerston, et copie en fut donnée au ministre des affaires étrangères de France. Déjà lord Napier avait été avisé d’informer le prince Gortchakof d’une « communication importante » qu’il aurait bientôt l’honneur de lui transmettre, et le duc de Montebello était également instruit par le gouvernement français d’avoir à appuyer son collègue de la Grande-Bretagne dans sa déclaration solennelle ; déjà même le document tant débattu était parti pour sa destination et s’acheminait vers Saint-Pétersbourg… quand soudain, et à l’ébahissement indicible des initiés, un coup de télégraphe arrêtait brusquement en Allemagne le courrier porteur de la note ; un autre coup de télégraphe informait lord Napier qu’il ne serait plus donné suite à « l’importante communication. » C’est que dans l’intervalle le comte Bernstorff était venu faire lecture au foreign office d’une dépêche prussienne où M. de Bismarck invitait le principal secrétaire d’état à prendre garde à sa démarche, — car, si le tsar était déclaré déchu de ses droits sur la Pologne pour sa violation du traité de Vienne, les gouvernemens allemands pourraient bien aussi déclarer de leur côté le roi de Danemark déchu de sa souveraineté sur les duchés de l’Elbe pour n’avoir pas rempli tous les engagemens du traité de Londres… Lord John Russell rappela le courrier et déchira la note. — Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1865, Deux Négociations de la diplomatie contemporaine ; M. de Bismarck et l’alliance du nord.