Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/784

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

envers son hôte impérial, devait quatre ans plus tard lui assigner durement la prison de Wilhelmshöhe ! De temps en temps Napoléon III faisait sentir à l’auteur de Colomba, par une furtive pression au bras, combien il trouvait plaisant ce diplomate à l’imagination fertile, ce représentant d’une puissance plus que problématique, qui dépeçait si lestement l’Europe et distribuait les royaumes. « Il est fou ! .. » a-t-il même chuchoté un jour à l’oreille de son compagnon ; mais, avant de récriminer contre une parole si cruellement expiée depuis, on ferait peut-être bien de se rappeler le passage suivant d’une dépêche qu’écrira encore l’année d’après le général Govone : « En me parlant du comte de Bismarck, M. Benedetti me dit que c’était un diplomate pour ainsi dire maniaque[1], » et M. Benedetti eut soin d’ajouter qu’il connaissait son homme de longue date, qu’il le « suivait » depuis tantôt quinze ans ! ..

Ne fallait-il pas en effet être quelque peu maniaque, avoir ce « petit grain de folie » que Molière attribue à tous les grands hommes, que Boerhaave, lui aussi, croit trouver à tout grand génie[2], pour lancer la monarchie de Brandebourg dans une aventure aussi éminemment périlleuse que fut celle de 1866 ? Le ministre de Guillaume Ier le disait bien du reste à Paris, qu’il allait peut-être au-devant d’un second Olmütz, et ses biographes citent de lui une parole tout autrement caractéristique encore : « que la mort sur l’échafaud n’est en certaines circonstances ni le plus déshonorant ni le pire des trépas. » Au point de vue diplomatique, sa seule assurance était l’amour profond de Napoléon III pour la cause italienne, et après comme avant Biarritz le « Neptune de Virgile » se dressait toujours menaçant, libre de prononcer son quos ego : une fois la guerre déclarée et commencée, la France pouvait toujours venir dicter la paix, poser les conditions ou convoquer un congrès. Le tout était donc de ne pas laisser à la neutralité bienveillante de Napoléon III le temps d’opérer ces changemens immanquables, le tout était de faire vite et bien, de frapper dès le début un coup qui dictât la paix à Vienne et le respect à Paris : la victoire n’était qu’à ce prix ! Or, outre qu’il y a eu de tout temps heur et malheur dans les choses de ce monde, — « que le Dieu tout-puissant est capricieux, » selon la singulière expression de M. de Bismarck à un moment des plus solennels[3], — jusqu’à quel point était-il permis de compter sur une armée formée depuis quelques années à peine, et qui pas plus que ses chefs n’a jamais fait la grande guerre ? Circonstance extraordinaire en effet, et qui fera l’éternel étonnement

  1. Dépêche du général Govone du 6 avril 1866. La Marmora, p. 139.
  2. Est aliquid delirii in omni magno ingenio. — Boerhaave.
  3. Au moment où commençaient les hostilités ; dépêche de M. de Barral du 15 juin 1866. La Marmora, p. 332.