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de l’histoire, des deux hommes éminens qui prenaient sur eux plus spécialement l’effrayante responsabilité de la lutte à engager, aucun n’avait exercé un commandement supérieur, n’avait illustré son nom sur un champ de bataille historique ! Avant 1864, la seule campagne à laquelle eût jamais assisté le général de Moltke fut celle de Syrie entre les Turcs et les Égyptiens ; en 1864, il avait porté les armes contre sa propre patrie dans cette invasion du Danemark qui n’était point certes faite pour produire des Turenne et des Bonaparte. Le général de Roon avait fait partie en 1832 d’un « corps d’observation » qui regarda les Français assiéger Anvers, et ne s’était distingué depuis que par des livres de géographie militaire. « D’après tout ce que nous avons entendu dire aux officiers, écrivait de Berlin le général Govone à la date du 2 avril 1866, l’armée n’est pas enthousiaste de la guerre contre l’Autriche ; il y a plutôt dans ses rangs de la sympathie pour l’armée autrichienne. Je sais bien qu’une fois la guerre déclarée, l’armée s’électriserait et ferait bravement son devoir, mais elle n’est ni un stimulant ni un appui pour la politique que veut faire prévaloir le comte de Bismarck[1]. »

Quant à l’opinion publique en Germanie, quant au sentiment national des blonds enfans d’Arminius, loin d’y trouver « un appui et un stimulant, » la politique du ministre prussien n’y rencontrait que répugnance et imprécations. Il fallait toute l’idéologie napoléonienne pour voir dans la lutte qui se préparait « la grande guerre pour la nationalité allemande ; » il fallait tout l’aveuglement de la presse autoritaire et démocratique en France pour assimiler l’entreprise de M. de Bismarck au-delà du Rhin à l’œuvre de Cavour dans la péninsule. La nationalité allemande n’était ni opprimée ni menacée nulle part ; aucun des états du Bund ne gémissait sous une domination étrangère ; les maisons régnantes dans le Hanovre, la Saxe, le Wurtemberg, la Bavière, etc., étaient des dynasties indigènes antiques et glorieuses, populaires et libérales ; la plupart de ces pays jouissaient d’un système constitutionnel et parlementaire inconnu à Berlin ; les villes de Francfort, Hambourg, Lubeck, Brême, étaient même des républiques ! Aujourd’hui que le succès a obscurci la conscience et jusqu’à la mémoire des générations contemporaines, et qu’une triste philosophie de l’histoire se trouve toujours à point pour justifier le présent en falsifiant le passé, on est tout près de reconnaître le mouvement a providentiel, » irrésistible, qui entraînait l’Allemagne vers l’unité prussienne et d’appeler presque avec M. de Bismarck la campagne de 1866 a un simple malentendu. » La vérité est que cette campagne fut une guerre civile, une lutte fratricide, et qu’il n’est pas jusqu’au peuple prussien

  1. Dépêche du général Govone du 2 avril 1860. La Marmora, p. 131.