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l’occasion première et le premier signal. On les appelle des guerres insensées quand on se souvient de quelle manière elles furent entreprises, nous trouvons qu’elles sont fécondes en songeant aux résultats qu’elles ont produits, et que ne pouvaient prévoir ni Charles VIII, ni Louis XII, ni même François Ier.

À ce point de vue, il semble qu’il y ait eu là quelque chose de providentiel. Les hommes disparaissent ; on entrevoit l’ordre divin qui préside aux destinées du monde. Ce fut l’opinion des hommes d’état les plus graves, qui, ne comprenant rien à ces escapades, heureuses d’abord et triomphantes, y signalent une intervention de la volonté suprême. Philippe de Commines commence son récit de l’expédition de Charles VIII en déclarant que la main de Dieu est manifeste dans cette histoire. Ce roi de vingt-deux ans, dépourvu de sens, dépourvu d’argent, et qui vient de saillir du nid (c’est Commines qui parle)[1], quitte la France et va se jeter au milieu des riches cités italiennes, pleines d’or, pourvues de sages hommes et de bons capitaines. Vainement les personnages les plus expérimentés du royaume essaient-ils de l’arrêter, vainement lui parle-t-on de ce qu’il y a encore à faire pour assurer nos frontières du nord et chasser l’Anglais de nos rivages, il part entraîné par des fous, il part sans plan, sans dessein, sans autre politique au moins que son rêve de l’empire d’Orient. Quelle folie ! pense le grave Commines. Cependant, pour le jeune roi comme pour sa gaillarde compagnie, cette folie est une occasion de gloire. Commines, frappé de ce contraste, y reconnaît la main de la Providence. « Ainsi faut conclure que ce voyage fut conduit de Dieu, tant à aller qu’au retourner, car le sens des conducteurs n’y servit de guères. » Il revient sans cesse sur cette idée, il appelle l’expédition de Charles VIII une vraie œuvre de Dieu, un vrai mystère de Dieu.

Seulement Commines ne dit pas quel est le sens de ce mystère de Dieu, La philosophie de l’histoire en sait plus long aujourd’hui ; elle affirme que ces guerres, si absurdes au point de vue politique, rallumèrent le génie de la France. Quand Charles VIII avec sa jeune noblesse s’élance à la conquête du royaume de Naples, au lieu de les blâmer elle dit en souriant : « Qu’ils partent ! ils rapporteront sans le savoir cette fleur de la culture nouvelle, cette fleur de la poésie et de l’art qui vient de s’épanouir en Toscane. » N’est-ce pas ce qui est arrivé à Commines lui-même ? N’est-il pas revenu avec un sentiment de l’art tout nouveau et des accens de penseur chrétien qui nous étonnent ? Rappelez-vous ses éblouissemens à l’aspect de Venise, « la plus triomphante cité qu’il ait vue ; » rappelez-vous son émotion en face de Savonarole, quand il va visiter cet

  1. Mémoires de Philippe de Commines, livre VII, chapitre V.