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d’un sauf-conduit de Charles-Quint, il eut la plus grande peine à pénétrer dans la forteresse de Pedrazza. Que se passait-il donc derrière ces murailles sinistres ? dans quel état se trouvaient les pauvres captifs, puisqu’on n’osait pas les montrer ? Enfin les instances de Bordin triomphèrent de l’obstination du geôlier ; le marquis de Berlanga, connétable de Castille, — c’est le geôlier dont je parle, — consentit à laisser entrer l’envoyé de la régente, et le mena lui-même auprès des princes. Spectacle navrant ! une chambre obscure et toute nue, une seule fenêtre pratiquée dans une muraille épaisse de dix pieds, garnie de grosses barres de fer au dedans et au dehors, très haut placée et laissant passer à peine un peu de jour et d’air. C’est au-dessous de cette ouverture que les enfans étaient assis sur de petits sièges de pierre lorsque le messager entra dans le cachot. A cette vue, il ne put retenir ses larmes. Bordin se découvrit, s’approcha du dauphin, et lui répéta les paroles affectueuses dont la régente l’avait chargé. On négociait la paix à Cambrai ; bientôt sans doute le dauphin et son frère seraient mis en liberté, ils reverraient le roi, Madame, les seigneurs et le commun peuple de France, qui désiraient tant leur retour. Ces paroles étaient dites en français, le dauphin les écouta d’un air triste ; puis, se tournant vers le marquis de Berlanga, il le pria de demander à l’envoyé qu’il voulût bien les redire en espagnol.

Connaissez-vous rien de plus douloureux qu’une telle scène ? Des enfans qui ont désappris la langue maternelle, des princes de France qui n’entendent plus le français ! Ils se mirent à interroger Bordin en espagnol, lui adressant maintes questions avec une aimable curiosité, s’informant du roi leur père, de leur grand’mère, de leur tante Marguerite de Navarre, de leur jeune frère le duc d’Angoulême, voulant savoir ce qu’ils faisaient, dans quel lieu ils se trouvaient. Tout à coup le marquis de Berlanga interrompit brusquement l’entretien, comme si toutes ces questions lui eussent été suspectes. Il éprouvait en effet d’étranges scrupules. Bordin, avant de se retirer, ayant demandé la faveur d’une seconde entrevue avec les princes, il refusa net. Le messager insista, disant qu’il avait à leur remettre des toques de velours noir garnies de broderies d’or et de plumes blanches. Non, disait toujours le soupçonneux geôlier. Il permit seulement que Bordin envoyât chercher ces toques à son hôtellerie. Les toques de velours apportées, Bordin les baisa, puis voulut les remettre lui-même aux jeunes princes ; mais le capitaine Peralta les lui arracha des mains, et, les montrant aux enfans, il leur dit qu’il les gardait pour eux. Ce n’était pas cruauté de sa part, c’était superstition grossière. Le marquis et le capitaine ne voulaient pas que des toques venues de France fussent placées sur la tête de